dimanche 26 janvier 2020

Albert AERNOULT: "l'affaire Dreyfus des ouvriers"



Albert Aernoult est né le 19 octobre 1886 et décédé le 2 juillet 1909 osons le mot, assassiné au camp disciplinaire de Djenan El-Dar en Algérie, surnommé "biribi" comme tous les camps disciplinaires de l'armée française. Albert Londres* écrira en 1923: "biribi a plusieurs maisons mères."

C'est un peu par hasard, en écoutant une émission à la radio il y a quelques temps, que j'ai appris l'existence de cet homme, des injustices qui lui avaient été faites, de son assassinat et du refus de l'armée de reconnaitre les mauvais traitements et les tortures qui lui avaient été infligés, entrainant sa mort. 

Je suis allé sur le net afin d'en savoir un peu plus. Les seules informations que j'ai pu trouver sont celles de journaux et de sites libertaires et anarchistes, la page wikipédia d'Aernoult étant en anglais, sans intérêt. 

Pour autant, journaux et sites d'extrême gauche ou pas, le cas de ce syndicaliste a une certaine similitude avec celui d'Alfred Dreyfus dans la mesure où l'armée a tout fait pour cacher la réalité de la mort d'Aernoult, n'hésitant pas à mentir et à travestir les faits.
C'est cela qui m'amène à écrire ce billet
.

Albert AERNOULT

Fils de terrassier, il exerçait le métier de couvreur à Romainville (Seine Saint Denis). Militant syndicaliste dès son plus jeune âge, fort en gueule, il soutient activement une grève alors qu'il a tout juste 19 ans. 


Condamné à deux ans de prison pour faits de grève dans les mines de charbon de Courrières *, il ne fera que dix mois à la prison de la Petite Roquette à Paris.



Il sera ensuite très fortement "invité" à devancer l'appel du service militaire. Il signe donc un engagement de trois ans et est affecté à un régiment des Bataillons d'Afrique. En effet, la loi de 1889 instituant le service militaire obligatoire oblige les conscrits ayant été condamné à une peine de plus de six mois à intégrer ces unités où la discipline était "renforcée". La quasi totalité de ces soldats était réputée fortes têtes que les gradés en place se faisaient fort de "dresser". L'essentiel de ces fortes têtes était composé de soldats condamnés en conseil de guerre, de jeunes sortant de prison, d'homosexuels, mais aussi d'opposants politiques et de syndicalistes.



Le 26 mars 1907, Albert Aernoult est affecté au premier bataillon d'infanterie légère d'Afrique.
Le 20 juin 0909, il écrit à ses parents: Vive la classe, encore neuf mois et la paire ! »


A cette époque - comme d'ailleurs encore aujourd'hui - Biribi est, à juste titre, synonyme de conditions de vie inhumaines, de travaux forcés, où l'arbitraire est la règle de vie réglées par les "chaoufs", le nom donné aux sous officiers chargés d'encadrer les soldats.


Ces camps de travail accueillent chaque année entre 10 et 15 000 conscrits. Les travaux que ces derniers doivent effectuer consistent à tracer des routes dans le désert sous un soleil de plomb, sans protections, avec une nourriture indigne, sous la menace permanente des coups par les surveillants. La moindre incartade est punie sévèrement, les coups pleuvent et la menace du camp disciplinaire est permanente, camp où les brimades ou plus exactement les tortures sont monnaies courantes. Par exemple, "la crapaudine": ce supplice consiste à lier, au moyen d’une corde, les pieds et les mains dans le dos d’un homme allongé sur le ventre, pliant son corps en un curieux arc de cercle. Ou encore, "les baillons", des fers incrustés dans la chair ou "le silo", une fosse où est jeté nu le condamné au milieu de déjections en tout genre.


la crapaudine

Émile Rousset

Le 1er juillet 1909, pour un motif que l'on ignore, Aernoult est condamné à quelques jours de prison et envoyé au camp disciplinaire de Djenan El-Dar. 


Emile Rousset, compagnon d'infortune d'Aernoult, écrira plus tard: "A Djenan-el-Dar il y avait « derrière les barraquements un lieu que nous appelions la cour des miracles parce qu’on y appliquait les punitions. Là, durant des heures qui semblaient interminables, on poussait des brouettes au pas de gymnastique, on portait sur les épaules des bidons à pétrole emplis de sable. Au bout de peu de temps, l’homme astreint à ces exercices, manquait de force ; ses bras s’alourdissaient, ses jambes fléchissaient, son visage se contractait, mais la crainte des coups de matraque galvanisait les disciplinaires qui s’efforçaient d’accomplir jusqu’au bout les ordres exigés. »

Le 2 juillet, Albert Aernoult va être soumis à ce régime, mais il ne pourra résister physiquement et s'écroulera plusieurs fois Il est alors soumis à la crapaudine et battu à deux reprises. Il appelle sa mère et demande à boire. Pour toute réponse, le sergent Beignier hurle: "qu'on lui bouche la gueule avec du sable." 

Aernoult est encore battu et il décèdera dans la nuit. Congestion cérébrale due à la chaleur notera le médecin major dans son rapport.


Les fortes têtes, on les mate, mon gaillard».
Illustration de Maurin parue dans Les Temps nouveaux du 5 juillet 1910, numéro spécial «Meure Biribi».

Émile Rousset écrit aux parents d'Aernoult: " C’est cruel de vous le dire et cela nous fend le cœur, mais c’est notre devoir à tous. Votre fils n’a vécu que 36 heures ici, alors que nous l’avions vu arriver en bonne santé, plein de force; Courage, Madame, et retenez bien le nom des assassins de votre fils : le lieutenant Sabatier et les sergents Begnier et Casanova. »


Les parents envoient la lettre de Rousset au quotidien "le Matin". La Ligue des Droits de l'Homme est alertée. L'Humanité, le journal fondé par Jean Jaurès, publie à son tour la lettre.. Le ministre de la guerre, le général Brun, ordonne une enquête, enquête qui confirmera les conclusions du médecin major.

Émile Rousset est déféré devant le conseil de guerre et condamné à cinq ans de prison.



Le comité de défense sociale, organisation qui regroupe des dirigeants anarchistes et des syndicalistes veut porte l'affaire devant l'opinion publique et colle sur les murs de la capitale une affiche afin de provoquer "l'appareil militaro judiciaire." Le texte est sans ambiguïté: "Soldats! Si vous vous sentez menacés, guettés par Biribi, n’hésitez pas. Désertez. […] Ces officiers et ces chaouchs [ sous-offs] qui martyrisent et qui tuent et dont l’exécution, en jour de révolte, serait saluée avec enthousiasme par tous les hommes épris de liberté. Ce sont des bourreaux, vous avez une baïonnette, servez-vous-en!"


Le ministère de la justice porte plainte pour "appel au meurtre et à la désertion" contre les seize rédacteurs de l'affiche. Ils sont tous acquittés par le jury de la Seine en juillet 1910.

Le mois suivant, le gouvernement de Aristide Briand -qui succède à Georges Clemenceau renversé le mois précédent - décide de rapatrier les camps disciplinaires en France. 

"La guerre sociale"*, journal anarchiste, écrit: "«Grâce à cet homme, le ministre de la Guerre est obligé de ramener les compagnies de discipline en France. Ce simple soldat contraint à lui seul le gouvernement à supprimer une bonne partie des bagnes d’Afrique. C’est Rousset qui a donné sa base à la campagne contre Biribi. C’est son dévouement qui a réveillé les énergies endormies; c’est son courage qui a exalté l’indignation populaire."

Émile Rousset est gracié et intègre un bataillon classique.


Le 6 septembre 1911, le procès des trois assassins d'Aernoult s'ouvre à Oran devant un tribunal miliaire et le 14 du même mois, ils sont acquittés. 


Les organisations syndicales et les partis politiques organisent des manifestations pour protester: "c'est l'affaire Dreyfus" qui recommence." Les "dreyfusards soutiennent les protestataires et le capitaine Dreyfus lui-même prendra partie pour Émile Rousset.

Le corps d'Albert Aernoult est rapatrié en France en février 1912. Plus de 150 000 personnes participeront à ses funérailles. Des drapeaux rouges, des drapeaux noirs flottent dans le cortège et des slogans antimilitaristes, "à bas l'armée" se font entendre. 

Rousset va être accusé de meurtre et est condamné à vingt ans de prison par un tribunal militaire. Suite aux diverses mobilisations, son dossier est renvoyé vers la justice civile et est examiné par la Cour de Cassation qui prononce un non-lieu en sa faveur en juin 1912.



la manifestation lors des obsèques de Albert Aernoult (archives de Éric Coulaud)

Les différentes campagnes lancées par les anarchistes et les partis politiques de gauche n'aboutiront pas à la suppression des camps disciplinaires, d'autant que août 1914 n'était pas si loin. 


Il faudra attendre 1970 pour la disparition des bataillons disciplinaires. Pendant toute la durée de l'existence de ces camps, entre 600 000 et 800 000 hommes sont passés par ces "biribi", victimes d'injustices, de violences, de tortures et de sévices divers.


Albert LONDRES en 1923


Albert Londres dans une série d'articles publiée en 1924 dans le Petit Parisien dénonce vigoureusement l'existence même de ces camps disciplinaires après des enquêtes en Guyane et en Algérie.


Dans "Dante n'avait rien vu"(1), il décrit par le détail la vie des prisonniers et dans le texte ci-après, ce qu'est la "crapaudine": 

— Mon capitaine, dit Véron, moi, j’ai à me plaindre.
— Allez.
— On m’a mis aux fers pendant deux heures.
— Pendant deux heures ? fait le capitaine à l’adjudant. 
—Mais non !
Les fers se composent de deux morceaux : l’un pour les mains, l’autre pour les pieds. Les mains sont placées dos à dos et immobilisées dans l’appareil par un système à vis. Pour les pieds, deux manilles fixées à une barre, le poids fait le reste. Les fers ne doivent être appliqués qu’à l’homme furieux et maintenus un quart d’heure au plus. Il est aussi une corde qui relie parfois les deux morceaux et donne à l’homme l’apparence du crapaud. Nous n’avons pas trouvé cette corde dans le livre 57, mais au cours de ce voyage, sur la route.
— Procédons par ordre, dit le capitaine. Pourquoi cet homme est-il puni ?
— Il a été surpris sortant d’un marabout qui n’était pas le sien et tenant à la main un objet de literie ne lui appartenant pas. De plus, il y eut outrage envers le sergent. Il a dit au sergent : « C’est toi qui es un voleur : il y a longtemps que tu as mérité cinq ans ! »


Les différentes publications sur internet où j'ai puisé les infirmations de ce billet:
https://www.unioncommunistelibertaire.org/?1910-Meure-Biribi-Sauvons-Rousset
http://www.article11.info/?Biribi-ou-la-passion-d-Aernoult#nb3
http://militants-anarchistes.info/spip.php?article1409
http://www.imagesetmemoires.com/doc/Articles/bulletin-56-at-biribi-red.pdf
https://cartoliste.ficedl.info/spip.php?mot346


(1) in wikisource: https://fr.m.wikisource.org/wiki/Dante_n%E2%80%99avait_rien_vu

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Soixante ans..... Déja!!!!

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