samedi 27 juin 2020

Le wagon de Rethondes

Le 22 juin 1940, un armistice a été signé entre la France du maréchal Pétain et l'Allemagne du chancelier Hitler dans la clairière de Rethondes, dans un wagon où fut signé la capitulation de l'empire allemand le  novembre 1918.


Les plénipotentiaires alliés devant le waggon de Réthondes.

Cet armistice met fin aux combats entre les deux armées après la guerre éclair, le "blitzkrieg*", lancée le 22 mai 1940 par les troupes allemandes, en particulier les blindés du général Gudérian et la Luftwaffe. 
Ce même jour, les Pays Bas, la Belgique et le Luxembourg sont envahis malgré leurs efforts pour rester neutres.

Il suffira à la Wermacht de contourner la ligne Maginot pour enfoncer les lignes françaises.



la ligne Maginot


Même si la victoire allemande a alors semblé rapide, il n'en reste pas moins qu'elle n'a pas été aussi facile que l'affirmait la propagande nazie. En effet, en cinq semaines, sur les différents fronts, la Lutfwaffe a perdu 1300 avions, soit le tiers de son parc aérien et 64000 soldats de la Wermacht.

Sur le seul front français, l'armée française comptera 59000 tués. La preuve si besoin était que les combats ont été particulièrement rudes et que loin de l'image d'Epinal les représentant trop facilement, les soldats français se sont comportés vaillamment.

le wagon sorti de son batiment par
les troupes allemandes
À la demande de Hitler, le wagon a été sorti du batiment où il se trouvait depuis 1927. Pour ce faire, un des murs de ce bâtiment a été détruit et le wagon amené à l'endoit même où fut signée la capitulation allemande.




Ce wagon a donc une histoire particulière et c'est l'objet de mon billet d'aujourd'hui.

À l'origine, en 1913, ce wagon, en bois monté sur un chassis en acier, était destiné à être un wagon restaurant.
Jusqu'en 1918, il dessert plusieurs lignes à partir des gares Montparnasse et Saint Lazare.
Il a été ensuite réquisitionné pour devenir un wagon salon - bureau et, le 29 octobre 1918, mis à la disposition du maréchal Foch. Il sera amené dans la forêt de Compiègne, puis dans la clairière de Rethondes, située sur la commune de Compiègne.
Il est intéressant de noter que si la clairière où eut lieu la signature s'est appelée par la suite "clairière de Rethondes", et non de Compiègne, c'est parce qu'elle était très proche de la gare de Rethondes.

La clairière était équipée de deux épis ferroviaires, reliés à la ligne de Compiègne et qui servaient à l'acheminement des pièces d'artillerie lourde pour les tirs de très longues portées vers les lignes allemandes.
Rethondes se trouvant près du quartier général allié, elle fut donc choisie par Foch.

Le wagon faisait partie d'un convoi de 10, tout comme d'ailleurs le train allemand qui amènera les représentants de l'empereur Guillaume.

Outre le maréchal Foch, les amiraux britanniques Wemyss et Hope, le général Weygand composaient la délégation alliée.
Le ministre d'Etat Erzberger, le général von Winterfeld, A. von Obemdorff représentant les affaires étrangères et le capitaine de vaisseau Vanselow composaient la délégation allemande.
Deux interprètes, l'un français, l'autre allemand assistaient leurs délégation respective.

C'est le général Weygand*, adjoint de Foch, qui a lu les conditions de l'armistice aux quatre plénipotentiaires allemand.

Le 11 novembre 1918, entre 05h12 et 05h20, l'armistice est signé avec application à 11h00 le même jour.
Ainsi prend fin une abominable boucherie que personne n'a pu ou voulu empêcher et dont Paul Valéry* écrivit en 1919: Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Par respect des négociateurs allemands, le maréchal Foch avait interdit que des photos soient prises. Les quelques clichés de cet instant historique sont ceux d'un cheminot qui a bravé l'interdiction.

Le wagon va alors devenir un des symboles d'une victoire chèrement acquise pour les français.  
Pourtant, dans un premier temps, il est remis à la compagnie propriétaire qui le réaffecte à une ligne régulière.
À la demande de Georges Clemenceau, encore Président du Conseil, qui envisage de l'installer aux Invalides, la compagnie en fait don à l'État le 1er octobre 1919.

Affecté à la présidence de la République, il emmène le président Alexandre Millerand à Verdun le 8 décembre 1920.


le wagon aux Invalides en 1922
(crédit photo Association wagon de l'armistice)

Il sera ensuite installé dans la cour d'honneur des Invalides où il restera jusqu'au 8 avril 1927, date à laquelle il retournera dans la clairière.






Un batiment y a été construit pour l'abriter et permettre aux visiteurs de le découvrir.
Au centre de la clairière, sur une grande dalle, a été inscrite l'inscription: "Ici, le 11 novembre 1918, succomba le criminel orgueil de l'empire allemand vaincu par les peuples libres qu'il prétendait asservir."

Vingt deux ans plus tard, par la voix du vainqueur de Verdun, le maréchal de France Philippe Pétain, la France demandait l'arrêt des combats et la signature d'un armistice, avant que ce même Pétain n'engage avec le pouvoir nazi une politique active de collaboration.

Hitler, autant pour tenter d'effacer la défaite de 1918 que pour humilier la France, exigera que l'armistice soit signée au même endroit et dans le même wagon où fut actée la capitulation allemande. 


Hitler, la main sur le côté, devant la statue de Foch

Le 21 juin 1940, avec ses généraux, il se rend dans la clairière et s'arrête devant la statue imposante du maréchal Foch, érigée en 1937.




le wagon à Berlin
(crédit photo Association wagon de l'armistice)
L'armistice signé, le wagon sera amené à Berlin. Sauf la statue de Foch, toutes  les installations de la clairière seront dynamitée. Le monument dédié aux Alsaciens Lorrains du sculpteur Brandt sera démonté et transporté en Allemagne.

En 1945, le wagon sera détruit sur ordre d'Hitler pour certains historiens ou suite à un incendie accidentel pour ceux du Mémorial.  



le wagon reconstruit
(crédit photo Camille Boutet Oie tourisme)

En 1950, un wagon sera construit, exactement du même modèle et installé dans un bâtiment identique au précédent, dans la clairière de Rethondes, elle aussi remise en état.



L'intérieur du wagon sera aménagé avec les meubles et les objets d'origine que le conservateur du musée avait, en 1940, sauvés du pillage.
La dalle sacrée sera elle aussi reconstruite et le monument aux Alsaciens Lorrains rapatrié.

La clairière, devenue un lieu de mémoire, accueille chaque année plusieurs milliers de visiteurs.

Chacun, plus ou moins, connait l'existence de ce wagon, son histoire, sa symbolique.


Dans son remarquable ouvrage, "l'Europe en enfer", Ian Kershaw écrit en conclusion de sa préface: "C'est l'époque où l'Europe a livré deux guerres mondiales, menacé les fondements mêmes de la civilisation et paru acharnée à se détruire." (1)

Le wagon de Rethondes nous rappelle, en filigrane, que par deux fois, l'Europe est allée au fin fond de la folie.

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(1) in "l'Europe en enfer" de ian Kershaw, éditions du Seuil, 2016, page 22






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samedi 13 juin 2020

Le massacre de Tulle



Le 9 juin 1944, 99 habitants de Tulle (Correze) étaient pendus par les SS de la division "Das Reich"*, placée sous le commandement du général Lammerling.*

Ces 99 personnes ont été pendues en représailles des diverses actions des FTP, en particulier à Tulle. Sauf qu'il ne s'agissait nullement de représailles, mais de crimes de guerre commis contre des civils sans lien aucun avec les réseaux de résistance et choisis au hasard.

Cette division allemande n'était quasiment composée que de SS dont les membres étaient convaincus d'être parmi les meilleurs éléments de l'armée. Ils étaient tous des nazis militants, membres du NSDAP* et avaient déjà combattu contre des résistants.
Ils étaient intervenus sur plusieurs théâtres d'opérations, en particulier en URRS et ont participé à la bataille de Koursk* où l'armée allemande fut une fois de plus défaite, permettant ainsi à l'armée rouge de progresser vers l'ouest.

A son arrivé en France, elle fut chargée, avec l'aide la milice locale, de lutter contre les différents réseaux de résistance, nombreux dans cette région du Limousin.


Ce fut un détachement de cette division qui massacra les habitants d'Oradour sur Glane le 10 juin 1944.




Le général Sperrle* avait donné des ordres très précis pour abattre les réseaux de résistance: il s'agissait de combattre sans relâche les résistants, de bruler les villages suspectés de les accueillir. "« Les forces de la Résistance doivent être anéanties par des manœuvres d'encerclement". De plus, pour chaque soldat allemand tué ou blessé, 10 résistants, ou supposés tels, seront pendus. Pendus et non fusillés: il s'agissait d'après la circulaire, en les tuant de cette manière de les décrédibiliser aux yeux de la population.

Auparavant, de mars à avril, la répression avait été féroce dans cette région: la division Brehmer* avait arrêté, déporté, assassinés, brulé des villages: 347 personnes furent abattues, des centaines déportées. 


résistnats du maquis de Brive
Les réseaux de résistance étaient alors particulièrement actifs et efficaces: il s'agissait, entre autres, d'empêcher au maximum les troupes allemandes de remonter vers la Normandie, en prévision du débarquement des troupes alliées.

le commando Kieffer


Ces dernières ayant - avec les 177 commandos marine du commandant Kieffer*, seuls français ayant participé au débarquement - pris pied sur le sol français le 6 juin 1944.

Dès le début de mai, donc bien avant que la date du débarquement ne soit fixée, l'état major de la résistance a décidé de reprendre Tulle, le chef lieu de département, opération à laquelle s'est opposée l'Armée Secrète*

Il s'agissait, dans la mesure du possible, d'anéantir la garnison allemande, récupérer les armes et les véhicules des gardes mobiles et immobiliser la milice* et les collaborateurs.
Tulle est alors défendue par une garnison de 700 soldats allemands, à laquelle il faut ajouter 700 gardes mobiles français et des membres de la milice.

L'attaque a lieu le 7 juin à l'aube. Très vite, les partisans occupent les lieux stratégiques fixés lors de la préparation. Les policiers et les miliciens auront le droit d'évacuer la ville avec armes et bagages, ce qui fut une grave ereur de la part des résistants.
Le 8, ils prennent l'école Normale où s'étaient réfugiés les soldats allemands: 149 d'entre eux seront tués dans les combats et 40 blessés. Certains membres de la sécurité SS - le très redoué SD,  Sicherheitsdienst - seront exécutés par les résistants.

Le 9, la division Das reich est de retour et prend en otage 5000 personnes. 
Après avoir découvert les corps de 40 soldats allemands qui auraient été abattus par les résistants comme l'affirme Walter Schmald*, le commandant de la division décide de pendre 120 tullois. Schmald ne participera pas directement aux pendaisons, mais il jouera le rôle principal dans le tri des otages.

Le général Lammerding avait prévu de tuer 3 otages pour chaque soldat allemand blessé et 10 pour chaque soldat tué.
Mais grâce aux interventions des autorités tulloise, le nombre total d'otages est fixé à 120.

Le préfet, Pierre Trouillé*, le maire, le colonel Bouty, l'abbé Espinasse et d'autres personnalités réussissent dans un premier temps à exclure 1500 personnes parmi les otages. Puis à repérer, avec l'accord de Kowatsch, les personnes indispensables au fonctionnement de la ville. Les allemands effectueront eux-mêmes un dernier tri pour arriver aux 120 personnes qui devront être pendues.



Une affiche est alors placardée dans la ville:

 « Quarante soldats allemands ont été assassinés de la façon la plus abominable par les bandes communistes. [...] Pour les maquis et ceux qui les aident, il n'y a qu'une peine, le supplice de la pendaison. [...] Quarante soldats allemands ont été assassinés par le maquis, cent vingt maquis ou leurs complices seront pendus. Leurs corps seront jetés dans le fleuve. »

Le préfet demande que les otages ne soient pas exécutés par pendaison, ce à quoi, un officier allemand, Kowatsch, lui répondra:  "nous avons pris en Russie l'habitude de pendre, nous avons pendu plus de cent mille hommes à Kharkov et à Kiev, ce n'est rien pour nous."

Les otages qui ont été épargnés devront néanmoins assister au supplice de leurs camarades, leur annonce le maire.
Les 120 seront amenés par groupe de dix sur les lieux de leur martyr, place de Souilhac.


Ajouter une légende

Pendant les exécutions, les sodats allemands étaient à la terrasse des cafés, boivent, mangent, plaisantent: visiblement, ils étaient habitués à ce genre d'horreur comme l'affirmait Kowatsch.





Les suppliciés resteront exhibés jusqu'au soir. Ils seront ensuite dépendus par des membres des Chantiers de jeunesse* et enterrés sur le site d'une décharge publique.

Mais seuls, 99 hommes seront pendus: personne n'a jamais vraiment su pourquoi 21 hommes avaient été épargnés. Le manque de cordes en aurait été la seule et vraie raison.

Mais la répression ne s'est pas arrêtée à ces assassinats: 149 prisonniers sont déportés à Dachau. 101 ne survivront pas. 
À Tulle, de nombreux prisonniers seront torturés: la milice jouera un rôle prépondérant dans les arrestations. 

Au total, à Tulle, 218 personnes périront du fait des nazis et de la milice.

Il y aura peu de conséquences judiciaires. Lammerding a été condamné à mort par contumace. Mais, malgré les demandes d'extradition, il ne sera jamais inquiété et mourra tranquillement dans son lit en 1971.
Kowatsch a été tué en 1945. 
D'autres participants au massacre écoperont de quelques années de prison, vite effectuées ou graciés.



Pour conclure, ce passage du discours d'André Malraux, discours prononcé lors du transfert des cendres de Jean Moulin* au Panthéon:

"Dans un village de Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre au Maire de les faire enterrer en secret, à l'aube. Il est d'usage, dans cette région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des siens, l'ensevelissement des morts français."

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samedi 6 juin 2020

« les secrets de l’isoloir » de Alain GARRIGOU

Il y a trois ans, j'avais publié ce billet, écrit pour la première fois en 2012.
Alors que nous voterons pour le second tour des élections municipales le 28 juin prochain, évoquer une  nouvelle fois cette histoire de l'isoloir ne m'a pas semblé inutile.


Je ne vous apprendrai rien en écrivant que nous sommes en période électorale et que d’ici la mi-juin, il nous faudra aller voter trois fois, une pour élire le Président de la République et deux autres pour élire les députés. Après avoir voté le 22 avril pour le premier tour.


Nous avons donc pris tout les bulletins de vote, une enveloppe, puis nous sommes passés par l’isoloir, glissé le bulletin de notre choix dans cette enveloppe avant que d’aller la déposer  dans l’urne. 





Cette procédure, ces gestes pour remplir notre devoir électoral nous paraissent aujourd'hui banals, anodins, tant ils nous sont familiers. Pourtant, pour en arriver à cette banalité, à ces habitudes, il a fallu de longues années et de rudes combats pour passer d’un vote contrôlé à un vote libre. 
Un des éléments, et pas des moindres, de ce vote libre était le passage par l’isoloir. Il a fallu attendre le 29 juillet 1913 pour qu’une loi, votée à l’unanimité des députés et sénateurs, impose l’usage de cet « objet innommé », ainsi que le raillait ses détracteurs.

Je me propose dans ce billet de vous raconter ces longues années et ces rudes combats. Pour cela, je me suis référé à un « petit » livre passionnant, « les secrets de l’isoloir », écrit par Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à Paris Ouest Nanterre. ( « les secrets de l’isoloir, Alain Garrigou, éditions 
« LE BORD DE L’EAU », 74 pages, 8€)

Du vote contrôlé au vote libre.
Remontons quelque peu dans le temps. Jusqu’en 1848, le vote était censitaire, c’est-à-dire que ne pouvaient voter que les hommes qui payaient le « cens », l’impôt sur la propriété. Donc uniquement des gens riches et sachant lire et écrire.

Inscrit dans la Constitution de 1793, mais jamais appliqué, le suffrage universel libre et secret a fait l’objet d’un décret le 5 mars 1848, juste après le renversement du « roi bourgeois » Louis Philippe et mis en oeuvre lors des premières élections législatives de la II ème République en Avril 1848. 

quelques députés de l'Assemblée Constituante de 1848: Ledru - Rollni, Arago, Raspail, Barbes...
Tous les hommes majeurs pouvaient donc voter! Ce qui ne s’est pas fait sans opposition: ainsi, dans « la République souveraine » René Rémond écrit: Les adversaires (du droit de vote à tous les citoyens) dénonceront l’absurdité d’un système qui fait dépendre les décisions les plus importantes pour l’avenir de la patrie du nombre et qui, en vertu de la maxime « un homme, une voix », accorde le même pouvoir à l’illettré et au professeur au Collège de France. »(1) 


Pourtant, évênement considérable, autant par sa portée politique que par la composition du corps électoral qui passait  de 246 000  à plus de… 8 millions d’électeurs!!



L’élection de l’ Assemblée Constituante en avril 1848 fut assurée par près de 80% du nouveau corps électoral, même si les trois quarts des élus à cette assemblée appartenaient à l’ancienne chambre, élue au suffrage censitaire.

Il s’est alors dégagé, en quelque sorte, un nouveau scénario, plus particulièrement pour les nouveaux candidats, celui de « faire campagne ». Il s’agissait de se faire connaitre et de faire connaitre son programme. 
Toutefois, les notables installés jugeaient indigne cette façon de faire qu’ils assimilaient peu ou prou à de la corruption. D’autant que la pratique des « agents électoraux » s’est développée fortement. Ces agents, payés par les candidats, distribuaient les bulletins, vantaient les mérites de leurs « clients », mais aussi, n’hésitaient pas à emmener les futurs électeurs au bistrot du village. 
Offrir à boire devenait petit à petit une obligation, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer. Mais, heureusement, au fur et à mesure que se développait l’usage de la campagne électorale, le recours à ces « cabaleurs » diminuait pour complètement disparaitre à la fin du XIX ème siècle.

"la paie des moissonneurs", tableau de L.A. Lhermitte (@ photo RMN Grand Palais Paris)
Mais dans une France encore très rurale, l’émancipation des électeurs n’allait pas vraiment de soi puisque soumis à de fortes pressions extérieures. 

Alain Garrigou en répertorie trois: 

  • la pression patronale; 
  • la pression cléricale; 
  • la pression gouvernementale. 
On comprend facilement que pour la première, c’est le chantage à l’emploi, chantage d’autant plus efficace qu’il n’y avait quasiment pas de lois de protection des travailleurs; 
dans la seconde, les curés n’hésitaient pas à refuser les sacrements ou à promettre l’enfer à ceux qui oseraient voter républicain ou contre le notable local. Et même bien souvent à intervenir auprès des épouses, lesquelles épouses refusaient le devoir conjugal. Ce qui, d’après l’auteur, contribua longtemps à entretenir l’hostilité des élus républicains au vote des femmes, trop soumises selon eux aux influences cléricales. 
Quant à la pression gouvernementale, elle se manifestait pas le soutien des préfets aux candidats proches du pouvoir, y compris républicain.

Mais, me direz-vous, comment ces pressions pouvaient-elles s’exercer, dès lors que le vote était libre et secret? De différentes façons, une des plus efficaces et pratiquées étant les pouvoirs du président du bureau de vote.

le vote au village en 1848
La procédure en vigueur à cette époque obligeait l’électeur à donner son bulletin de vote au président, lequel président introduisait le bulletin dans l’urne électorale. Mais les bulletins, tous différents puisque payés par les seuls candidats, étaient facilement reconnaissables et permettait au président de savoir pour qui l’électeur avait voté. 
On voit par là que le secret du vote n’était donc que théorique, d’autant que le président du bureau de vote et ses assesseurs n’étaient jamais choisis au hasard, mais en fonction des influences des notables locaux.

Le vote n’était donc plus vraiment contrôlé, mais il n’était pas encore secret. D’où la nécessité de réformer la procédure.


La bataille de l’isoloir.

Les fraudes étaient alors sinon massives du moins très importantes: bourrage des urnes, achat de votes, bulletins annulés par le président du bureau. Certes, en début de chaque législature, une commission parlementaire examinait les résultats et parfois annulait certaines élections.


Dès les années 1860, des élus républicains décidèrent qu’il fallait assurer une réelle liberté du vote, en renforçant le secret de ce vote et qu’il fallait donc modifier en profondeur la procédure. Donc, en premier lieu, non seulement imposer le vote sous enveloppe, mais aussi mettre en place un isoloir où l’électeur pourrait en toute tranquillité mettre son bulletin (tous désormais identiques) dans l’enveloppe et glisser lui-même cette enveloppe dans l’urne électorale.


Bureau de vote de New York vers 1900, montrant des isoloirs sur la gauche.

Les premiers isoloirs furent installés en Australie dès 1857, aux USA en 1891, en Allemagne en 1903, en Belgique en 1877, au Royaume Uni en 1872, même si pour ces deux derniers Etats, le vote était encore censitaire.

En France, la première proposition date de 1863. Les oppositions se déclarèrent très vite, aussi diverses que nombreuses. Certaines d’entre elles venant de députés élus dans des circonstances douteuses. L’humour, l’ironie furent des armes aux mains des opposants en affublant l’isoloir de divers sobriquets: « cabanon, cellule, roulotte, objet innommé, couloir d’écoulement… » Toute une panoplie donc, destinée à ridiculiser et l’objet  lui-même et son utilisation.


Léonard CORENTIN-GUYHO   
Les partisans de la réforme ne baissaient pas pour autant les bras. 
En 1882, le sénateur Léonard CORENTIN-GUYHO, dans un rapport, proposa une nouvelle ébauche de réforme où bulletin de vote sous enveloppe et isoloir seraient liés: « l’Électeur prend lui-même une enveloppe dans une corbeille sous les yeux du bureau et le bureau veille à ce qu’il n’en prenne qu’une seule (non gommée). Dans les angles de la salle, il sera disposé un ou plusieurs isoloirs au moyen de rideaux, paravents ou cloisons en planches dérobant entièrement l’Électeur au regard, dans lequel les Électeurs ne seront admis que l’un après l’autre et où l’Électeur devra introduire le bulletin apporté par lui dans l’enveloppe uniforme.  Après quoi, il devra sans désemparer venir lui-même déposer directement son enveloppe dans l’urne. »(2) On ne saurait être plus précis. Pas plus que les autres, cette proposition ne fut retenue. Il y eut d’autres débats, tout aussi infructueux.

La loi du 29 juillet 1913 sur l'organisation du vote
Finalement, le 29 juillet 1913, la loi instituant les éléments phares de la réforme du code électoral fut promulguée, après avoir été votée à l’unanimité à la Chambre des députés et sans décompte au Sénat!

Il avait donc fallu plus de cinquante ans, des centaines  d’heures et des dizaines de débats pour en arriver là, qui plus est à l’unanimité. On peut, légitimement, se poser la question de savoir pourquoi cela avait prit tant de temps.

Alain Garrigou nous propose plusieurs pistes:


  • une réaction de castes de la part de parlementaires pour qui « l’honneur exige la visibilité ». (page 43) C’était, pour certains d’entre eux, une procédure humiliante. Ainsi, Théodore Girard en 1905 affirmait: « je me demande quelle idée vous vous faites de la dignité et de l’indépendance de l’électeur. »(3) D’autres, tel Charles Ferry, frère de Jules, s’interrogeait-il sur « la possibilité de voter dans l’obscurité la plus complète. »

Charles Ferry

  • un sentiment de supériorité sociale: certains élus considéraient que l’électeur ne pouvait raisonnablement choisir sans être « conseillés » ou « guidés. » Auquel s’ajoutait un espèce de paternalisme: ainsi Charles Ferry n’affirmait-il pas en 1898 en parlant des paysans: « ils pénètrent dans le localils cherchent à introduire dans l’enveloppe le bulletin. Combien, de leurs doigts durcis par le travail, déchireront l’enveloppe pour faire cette opération délicate qui aura lieu souvent dans l’obscurité la plus complète. »(4)


  • la corrélation entre le refus de l’isoloir et l’ancienneté: plus un parlementaire était ancien dans son mandat et plus il était hostile. Sans oublier bien sûr l’appartenance à tel ou tel parti: les élus les plus anciens étaient le plus souvent issus des partis conservateurs. Mais pas uniquement eux, affirme Alain Garrigou: les élus modérés, après avoir conquis la majorité en 1876, se sont coulés dans le moule électoral qu’ils n’avaient pourtant pas été les derniers à dénoncer.


  • la corrélation entre le refus de la réforme et la propriété foncière: là où étaient les élus propriétaires fonciers (Bretagne) ou industriels (Nord), le refus de la réforme était très marqué.
Au-delà de l’aspect technique de cette réforme avec la mise en place physique d’un isoloir, « l’électeur affirme sa pleine souveraineté » ainsi que l’affirme A. Garrigou (page 59). A mon sens, là est l’essentiel: le citoyen est devenu pleinement électeur et ne saurait déléguer à qui que ce soit le geste fondamental de choisir ses représentants.

"désormais le bulletin de vote doit remplacer le fusil"
Ces longues années, ces rudes combats furent donc nécessaires pour affirmer le secret du vote, essentiel dans une démocratie, et ont installé la République dans la conscience des citoyens. 
A. Garrigou écrit que « le secret donne de l’importance au statut d’électeur. » (page 55)

Dépouillement des procès-verbaux des élections des Départements

par la Commission de l'Assemblée nationale,

Aujourd’hui, en principe, plus personne ne remet en cause l’existence du suffrage universel, libre et secret. Notre rapport à ce suffrage a certes changé au cours des années. Oserais-je écrire qu’il est devenu banal et qu’il a perdu de sa sacralisation, à tel point que, chez nous, certains beaux esprits ne le considèrent pas comme étant l’élément central de la Démocratie et parfois,  vont même jusqu’à affirmer que la Démocratie n’est pas soluble dans tous les peuples! 

Ainsi va l’existence fragile et tourmentée de la Démocratie!

La prochaine fois que vous irez voter, attardez vous quelques instants sur cet objet banal et moche: l’isoloir. Et quand vous serez à l’intérieur et que vous glisserez votre bulletin dans l’enveloppe, rappelez vous que ce geste et cet endroit ne sont pas innocents, mais fondateurs et continuateurs de notre vie démocratique.

(1). in la République Souveraine. La vie politique en France. page 26. René Rémond. Editions Fayard. 431 pages.
(2). archives nationales (C320)
(3). JO, Sénat, 20 juin (1905)
(4). JO, Ass. Nat. 1er avril 1898




Soixante ans..... Déja!!!!

 Soixante ans..... Déjà!!!!!