lundi 30 décembre 2013

Le Pauvre, voilà l'ennemi!


Je ne sais plus dans quel ouvrage, Adam Smith* a écrit: "le pauvre est un objet désagréable." Il n'imaginait sans doute pas que près de trois siècles après sa naissance, sa formule serait encore d'actualité. Et pour remonter un peu plus loin, la Bible ne dit-elle pas que si les pauvres sont pauvres dans ce monde terrestre, dans l'autre monde, celui du ciel, ils seront en quelque sorte récompensés. Cela a permis, au cours des siècles, de donner bonne conscience aux riches et aux moins riches ainsi qu'aux églises et aux religieux, même si certains d'entre eux ont fait voeu de pauvreté.

Aujourd'hui, il y a encore et toujours des pauvres. Et même beaucoup. Mais pour certains, le pauvre n'est d'abord qu'un assisté. Et d'une certaine façon, responsable de sa propre pauvreté. Certes, les choses ne sont pas dites aussi clairement, mais enfin, c'est largement sous entendu. 
L'UMP, le principal parti d'opposition, dans son séminaire du 18 décembre 2013* affirmait dans la première partie de son document, article 6, vouloir "en finir avec l'assistanat". Bien évidemment, le mot pauvreté ne figure pas dans ce projet. 
Je   cite ce parti puisqu'il a la volonté de gouverner la France, mais il n'est pas le seul dans cette optique: nombre d'associations, de "think thank", de cercles d'économistes et j'en oublie, ont ce projet d'éradiquer l'assistanat sans jamais évoquer la pauvreté. Des hebdomadaires, des quotidiens et moult revues dénoncent à longueur de colonnes l'assistanat, qu'un ancien ministre qualifie de "cancer"...

Mais avant que d'aller plus loin, quelques chiffres cités par l'Observatoire des Inégalités du 21 octobre 2013*. Je ne vais pas rentrer dans le détail des chiffres (voir le lien vers l'Observatoire) mais nous avons dans notre beau pays, cinquième puissance économique mondiale, entre 5 et 8,5 millions de pauvres, c'est-à-dire ayant des revenus compris entre 814€ et 977€ par mois pour vivre! Quand on sait les prix des loyers pour ne citer qu'eux, il n'est nul besoin d'en rajouter!

Dans la seconde moitié du XIX ème siècle, au moment de ce que l'on a appelé la "révolution industrielle", la pauvreté était l'ordinaire de la paysannerie et de la classe ouvrière. Il suffit de lire ou relire Emile Zola ou Charles Dickens  pour en être persuadé.

Nous retrouvons, dès le début de XIX ème, des scientifiques, des économistes n'hésitant pas à affirmer que « La somme des bienfaits à attendre de l’établissement d’une assistance obligatoire aux pauvres sera plus que dépassée par l’ensemble des méfaits que cela produira.
Margaret Loane, une lady anglaise déclare, à peu près à cette époque: "Peu de personnes réalisent l’importance du prélèvement que les pauvres opèrent sur leurs propres ressources ; les sommes gaspillées par insouciance, ignorance, crédulité ou par une suspicion hors de propos, et celles qui le sont par un manque de tempérance, de clairvoyance ou d’autodiscipline (...) pourraient fournir un excèdent budgétaire temporaire même à un gouvernement progressiste..."

J'ai trouvé ces deux citations dans  un article écrit en 1999 dans "Cultures et conflits*" par Jacques RODRIGUEZ*, où il fait un parallèle saisissant entre les conséquences de la politique économique et sociale conduite par Margareth Thatcher, alors Premier Ministre, et les analyses pseudo scientifiques d'économistes et de dirigeants politiques britanniques tout au long du XIXème siècle.

Mon propos aujourd'hui est de rappeler que les théories du XIXème siècle concernant la pauvreté sont reprises à notre époque, théories que l'on habille habilement d'un discours économique et vertueux, opposant le plus souvent ceux qui travaillent en gagnant le SMIC à ceux qui, "volontairement", ne travaillent pas et se contentent du RSA, lequel RSA, augmenté de différentes allocations, n'incite pas leurs bénéficiaires à travailler, mais au contraire, à ne rien faire. Donc, ces derniers sont, à l'évidence, des fainéants, des profiteurs. Et s'ils sont pauvres, c'est bien de leur faute!

Eric Brunet*, qui se qualifie lui-même de polémiste, ne dit rien d'autre quand il affirme dans son livre: "Cependant, grâce à leur statut, les bénéficiaires des minima sociaux ont droit à de nombreux avantages que n’ont pas forcément les smicards : gratuité ou réduction sur les transports en commun, les cantines, les crèches ou les centres aérés, services de garde, tarifs sociaux du téléphone ou de l’électricité. À Paris, certains peuvent même prétendre à la coiffure à domicile."
Et bien sûr, à sa manière, de chiffrer dans la foulée ce que coûtent tous ces abominables profiteurs aux budgets des Conseils généraux.

Un parti," la droite forte*", dans son "thème numéro 1" titre: "la lutte contre les fraudes et l'assistanat" se propose de "protéger les français honnêtes"I Rien de moins: "
Nous proposons donc d’éradiquer la fraude et d’être intraitables avec tous ceux, assistés sociaux, tricheurs professionnels ou patrons voyous, qui violent impunément nos lois et nos valeurs." Chacun sait ce qu'est un patron voyou, mais qui sont les "assistés sociaux"? Les "tricheurs professionnels"? On a la réponse dans la proposition numéro 6: "6- supprimer la CMU, véritable passoire à fraudes, et la remplacer par une « carte de santé départementale » contrôlée et plafonnée : la dépense maximale d’un bénéficiaire de la nouvelle carte de santé ne pourra pas excéder la dépense moyenne d’un travailleur qui cotise. Or, aujourd’hui, un bénéficiaire de la CMU dépense plus de 20% de plus qu’un affilié au régime de base. Le coût de la CMU, évalué à 6 milliards d’euros, a explosé en dix ans. Il faut mettre fin à ces dérives pour mieux aider ceux qui le méritent vraiment". C'est très clair: celui qui est visé, c'est l'assisté, le pauvre, celui qui profite du système!

Une autre droite, la "droite populaire*", y va, elle aussi, de son couplet contre l'assistanat en mettant en place toute une batterie de contrôles bureaucratiques via des registres et des cartes diverses et variées.

Il y a même une "droite sociale" qui se propose, elle aussi, de combattre l'assistanat: "Nous proposons le plafonnement des prestations sociales à 75 % du SMIC : pour les travailleurs modestes de notre pays, il est insupportable de constater que certains individus, en cumulant différentes prestations sociales (RSA, CMU, allocations familiales, aides au logement) et les droits connexes (réductions tarifs énergie, exo redevance télé, gratuité transports…), disposent de moyens financiers similaires." Là encore, ce groupuscule emmené par un ancien ministre assimile sans vergogne tous les bénéficiaires du RSA à des tricheurs.

En mars 2012, Mme Le Pen déclarait dans un discours: « Nous devons rompre avec l’assistanat et retrouver l’esprit d’entreprise, la richesse, la dignité, l’honneur du travail. » Et dans la foulée de promettre la création d'un "secrétariat d'Etat à la fraude sociale." Il est vrai que quelques temps auparavant elle affirmait le contraire: "Le RSA est un minimum auquel ont légitimement droit de nombreux Français particulièrement démunis, et il apparaît totalement stupide de vouloir réduire les revenus de ceux qui ne font aujourd’hui que survivre : femmes seules élevant des enfants, jeunes couples au chômage, séniors jetés du marché du travail." Allez comprendre!

Dans un billet écrit sur ce blog en mai 2011, "salauds de pauvres", je revenais sur les propos de Mr Wauquiez, alors ministre des Affaires Européennes, et qui proposait de faire travailler gratuitement les titulaires du RSA, au prétexte que ne pas travailler rapportait plus que de travailler. Ses propos étaient tellement faux, tellement mensongers que je n'ai eu aucun mal à en démontrer le ridicule! Pour autant, les mêmes arguments sont encore à l'honneur, comme le montrent les extraits cités plus haut.

En période de crise, il est facile pour tout ce qu'une société compte de démagogues et de populistes de dresser les citoyens les uns contre les autres, en s'en prenant bien évidemment aux plus fragiles, au plus démunis, bien en peine de se défendre face à ces torrents de contre vérités, de mensonges et de manipulations.

Pour autant, je ne suis ni naïf ni binaire. Je sais autant que n'importe qui que certains usent et abusent du système; mais est-ce une raison pour remettre en cause ce système qui aide ceux qui en ont besoin?

Il est vrai qu'il est plus facile de crier haro sur le fraudeur au RSA, sur le tricheur du chômage, sur le profiteur des restos du coeur que de s'en prendre aux cols blancs financiers qui fraudent le fisc, qui manipulent le cours des monnaies, qui spéculent honteusement oui qui déclenchent les catastrophes financières à force de cupidité, d'arrogance et d'incompétence. Oui, plus facile! Et il est vrai également qu'il est délicat pour ces gens de critiquer ceux qui inspirent leurs pensées politiques!

Et chacun de réclamer des "réformes", un autre des mots magiques de notre époque. Mais avez-vous remarqué que les réformes à mettre en oeuvre sont toutes, sans exception, des retours en arrière: recul de l'âge de départ à la retraite; baisses des prestations sociales; limitation, voire suppression des remboursements de la sécu; baisse des pensions de retraite; suppression du code du travail; suppression de certains services publics; et j'en oublie de ces "réformes" censées nous remettre dans le "droit chemin", en tout cas celui imposé par cet ultra libéralisme si cher au "tea party" américain et à la "City" de Londres. Oui, un formidable retour en arrière que ces gens-là, au prétexte d'un avenir radieux, veulent pour notre avenir. Et pour leur plus grand profit!

Sans avoir l'air d'y toucher, petit à petit, nous revenons dans cette seconde moitié du XIX ème siècle. C'est insidieux, mais bien réel. Et tout cela, nous dit-on, parce que nous n'avons plus d'argent! "L'Etat providence" serait ruiné. Sauf que, et pour ne prendre que cet exemple, l'Etat a trouvé sans problèmes 4 milliards d'euros - oui, 4 milliards - pour solder les dettes de feu Crédit Lyonnais!!! D'ailleurs, au sujet de cette expression, "Etat providence", je vais d'ici quelques temps, écrire un billet sur cette escroquerie sémantique!

Oui, aujourd'hui, le pauvre est devenu le bouc émissaire, celui que l'on montre du doigt, celui que l'on accuse de toutes les tricheries. On lui donne les miettes, et encore, beaucoup trouve que c'est encore beaucoup, beaucoup trop. Comme disait Coluche: "les pauvres sont indispensables à la société, à condition qu'ils le restent."

Oui, décidément, le pauvre, voilà l'ennemi!


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mercredi 11 décembre 2013

La folie sondagière




Il ne se passe pas un jour sans qu'un média ne nous sorte un sondage qu'il a concocté avec un institut dont le job est de sonder ce que pensent ou sont supposés penser les citoyens que nous sommes censés être.

dessin de Plantu publié dans le Monde du 24 avril 2012
dessin de Plantu publié dans le Monde du 24 avril 2012 @ 2013 Plantu
Ces mêmes médias, comme d'ailleurs les instituts, nous rappellent parfois que ces sondages ne sont en rien la réalité. Dont acte. Sauf que lorsque ces mêmes sondages nous sont servis, cela se traduit par "x français pensent que" ou " y français sont opposés à " ou " z français veulent que". Et cela, avec la tranquille assurance de ce qui ne peut être mis en doute.

Mais c'est quand même plus compliqué que cela. Et surtout que ce n'est pas vraiment la réalité. Parce que quand ces sondages sont confrontés à la réalité, ce n'est pas tout à fait la même chose.

Quelques exemples:

- dans les années 60, une université américaine a fait un sondage par téléphone et posé la question suivante: " quand vous sortez des toilettes, vous lavez-vous les mains?" Plus de 80% des personnes interrogées ont répondu oui. Dans le même temps, la même université a posté des étudiants dans des toilettes publiques, chargés de compter celles et ceux qui se lavaient les mains en sortant des toilettes. Et dans ce cas, la réalité est toute autre: en effet, l'observation attentive montre que moins d'un tiers des personnes sortant des toilettes se lavent les mains.

Concernant les élections, les erreurs sont légion et je ne vais en citer que quelques unes:

- aux USA, en 1946, Gallup donne H. Truman, le président sortant, battu par T. Dewey, candidat républicain. Résultat: Truman est élu avec plus de 2 millions de voix d'avance;

- plus près de nous, l'année dernière, toujours aux USA, M. Romney a longtemps été donné gagnant face à B. Obama, même s'il est vrai qu'à quelques jours du scrutin, les deux candidats étaient au coude à coude. Résultats: Obama est élu confortablement des voix avec 50,1% des voix (soit 61 710 00 voix et 270 grands électeurs) contre 47,9% à Romney (soit 58 500 000 voix et 206 grands électeurs). Ce qui n'est pas rien comme différence. Et quand on sait la puissance financière et organisationnelle des instituts de sondage américains, nous sommes quand même en droit de nous interroger.
dessin de Plantu paru dans l'express du 25 Avril 2002
dessin de Plantu paru dans l'express du 25 Avril 2002 @2013 Plantu

Chez nous, mêmes constatations:


- en 1995, deux mois avant le 1er tour, E. Balladur devancelargement J. Chirac: 23% contre 19. A tel point que certains pressent J. Chirac de s'effacer devant son concurrent. On connait le résultat final.

- en 2002, un sondage effectué par BVA le vendredi 19 avril donnait 19% à J. Chirac, 18 à L. Jospin et 14 à JM. Le Pen. Là aussi, on connait le résultat!

- concernant les présidentielles de 2012, les erreurs ne sont pas si énormes, mais enfin, la victoire facile de F. Hollande telle que prévue par les sondeurs n'était pas au rendez-vous puisque l'écart était seulement de 2,76 points ( 51,63 contre 48,87) alors que BVA, CSA et Harris, le 3 mai, le prévoyaient de 6 points. Il est vrai que l'Ifop avait donné 52 - 48.

Un dernier exemple, dimanche 17 novembre, au Chili, lors des élections présidentielles, les sondages prévoyaient que Madame Bachelet devait être élue au 1er tour, Madame Pérez n'étant créditée que de 14 à 20% des voix. Résultats: la première est en ballotage avec 46,7% des voix et la seconde recueille 25%.
dessin de Plantu publié dans le Monde du 16 mars 2007
dessin de Plantu publié dans le Monde du 16 mars 2007    @2013 Plantu

Nous sommes submergés de sondages. Chacun y va de ses enquêtes et surtout de ses propres interprétations.

Pour faire court, je ne prendrai que deux sondages récents, publiés par Le Monde - que je lis chaque jour - en date du 16 novembre et du 11 décembre 2013.

A partir d'une enquête réalisée le 14 et 15 novembre pour I-Télé et le Parisien par BVA, le quotidien du soir titre son article: "Les Français favorables à un changement de premier ministre, mais sans y croire". 64% souhaitent un changement de premier ministre et 52 la dissolution de l'Assemblée Nationale. Mais pour autant, une "majorité des personnes interrogées pensent pourtant qu'aucune de ces initiatives n'améliorerait la situation en France, marquée par de fortes tensions sociales." Vous aurez remarqué que le rédacteur de l'article parle d'abord des "français favorables" et ensuite des personnes interrogées. Ce qui, me semble t-il n'est pas tout à fait la même chose. Je suis allé sur le site de BVA afin de savoir  quelles était la nature exacte des questions posées. Et là, rien ou pas grand chose. Je vous laisse aller voir sur leur site*

Un autre sondage a été réalisé du 10 au 25 novembre 2013 par IPSOS pour Le Monde et la revue "Lire l'économie" à l'occasion de la 15 ème journée du livre d'économie.
L'article publié par le Monde titre: "Relance de la croissance : les Français ne comptent plus sur l’Etat". Voilà un titre qui "fait mouche", d'autant que là encore, ce sont les français dans leur ensemble qui se "prononcent".
Mais, quand on lit en détail les réponses, on y trouve des contradictions pour le moins surprenantes: ainsi, si "59% des français pensent que pour relancer la croissance, il faut limiter au maximum le rôle de l'Etat", ils sont 40% à estimer que "baisser de manière importante les services publics rendus en France" ne serait "ni efficace ni souhaitable". 71% à pensent que l'augmentation des salaires serait "efficace et souhaitable." Et ils sont 74% à estimer que "la France est en déclin", les sondés de droite et d'extrême droite étant plus de 85% à le penser.

Il est vrai que la tendance actuelle est à la primauté de l'économique sur le politique et par voie de conséquence, à l'effacement du rôle de l'Etat. On retrouve cette tendance un peu partout dans le monde, malgré la crise provoquée justement par la quasi disparition des Etats dans les décisions économiques et financières, avec les conséquences que l'on sait. Pour autant, ce sondage annoncé comme LA réalité est révélateur du constat que chacun d'entre nous peut faire, à savoir que tout le monde veut des hôpitaux, des écoles, des universités, des prisons, des armées, mais sans que cela "coûte" en termes d'impôts et sans que l'Etat s'en mêle. Comprenne qui pourra. Et ces sondages n'apportent rien d'autre qu'un peu plus de confusion dans la complexité des "choses".

Mais pour autant, les sondages ont toujours la cote auprès des médias mais aussi auprès de la classe politique et des décideurs économiques. A partir de là et sachant la fiabilité à géométrie variable de ces sondages, qu'est ce qui pousse médias et classe politique à en user et en abuser? Il se dit que les stratégies, les tactiques se décideraient aussi, voire surtout, en fonction et à partir de ces sondages. Surprenant quand même quand on sait que par définition, dans chaque élection, il y a un vainqueur, pas deux!

Idem pour les médias: que signifie "la personnalité préférée des français" quand dans les choix proposés figurent des chanteurs, des sportifs, des membres d'ONG et des ... politiques? Il est bien évident que ces derniers qui votent les lois seront "moins bien vus" qu'un chanteur charismatique ou un prêtre défenseur des sans abris. Quant aux enquêtes de popularité dont on nous rabat les oreilles à longueur de journée, il suffit de se souvenir qu'en mai 2011, N. Sarkozy était crédité par TNS - SOFRES* de 20% d'opinions favorables, ce qui ne l'a pas empêché, un an plus tard, d'être au second tour de la présidentielle avec 48,50 des voix!

A chaque fois, qu'à travers un média, une enquête d'opinion nous est jetée en pâture, je m'interroge sur sa finalité. Je précise que je n'y vois nul complot, nulle machination. A la limite, ce serait trop simple.

Pour autant, il me semble que tous ces sondages peuvent avoir, in fine, une certaine influence sur les opinions. A force de "rabâcher" que les français sont mécontents de ci ou en colère contre ça, même ceux qui ne s'étaient jamais posé la question finissent par adhérer à ces mécontentements.
Pierre Bourdieu   ©Daniel Mordzinski.
Pierre Bourdieu ©Daniel Mordzinski.

En janvier 1972, Pierre Bourdieu* donnait une conférence à Arras sur le thème "l'opinion publique n'existe pas"*. Le titre était volontairement provocateur d'autant que la conclusion de son intervention était nettement plus nuancée: "Je dis simplement que l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas."
Entre autres, Bourdieu démontre que des gens interrogés sur une quelconque problématique à laquelle ils n'ont jamais ni pensé ni réfléchi vont répondre à l'enquêteur de façon biaisée, cela pour ne pas paraître inculte ou diot. D'accord, je résume un peu rapidement la pensée du sociologue. Mais en gros, c'est cela.

Pour conclure ce billet, il me semble que la folie sondagière n'est pas prête de s'éteindre. Bien au contraire. Pour autant, il serait quand même souhaitable que les citoyens que nous sommes soient attentifs, vigilants, voire méfiants. Je répète ce que j'écrivais plus haut, à savoir qu'il n'y a dans la publication de ces sondages nul complot, nulle machination. Mais la tentation de la manipulation peut-être grande, parfois tentante. Et je suis  persuadé que certains de nos politiques ou des agents économiques peuvent avoir la tentation de se laisser aller à cette facilité sondagière. Pour la bonne cause. Enfin, la leur.

Dessins publiés avec l’aimable autorisation de Plantu. Tous droits réservés. © 2013, Plantu.

lundi 7 octobre 2013

Rendez-vous après la fin du monde

le nouvel ouvrage des éditions Zonaires: deux de mes textes y figurent.





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Vingt ans après l'IEP de Grenoble.


Avant que de vous relater notre voyage à New York et à la Nouvelle Orléans qui fera l'objet d'un prochain billet, il me faut faire un retour vingt années en arrière, ce jour d'octobre 1993 qui sonnait la fin des mes trois années d'études à l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble.

Trois années intenses, fortes en émotions de toutes sortes. Trois années où il m'a fallut concilier en même temps la vie étudiante, la vie salariée, mais aussi celle d'époux et de père avec ce que cela a comporté pour les miens d'absences, d'éloignements, voire de distances. Mais en dépit de tout cela, ils m'ont aidé, soutenu et je reste persuadé que sans leurs soutiens, je n'aurai pas pu mener à bien cette belle aventure.

Parce que ce fut une aventure que celle d'entamer à quarante trois ans une vie étudiante, sans être pour autant un aventurier.

Une aventure parce que je pénétrais un univers pour moi totalement inconnu et même mystérieux. 

Une aventure parce que j'allais devoir aller à la rencontre d'auteurs, d'institutions et de concepts tout aussi mystérieux. 

Une aventure enfin parce que je savais que je ne verrai plus le monde et sa complexité dans lequel je vivais avec les mêmes yeux. 

Et tout cela m'allait bien parce que, en fin de compte, c'est que je voulais.

Pendant ces trois années, j'ai été un étudiant parmi les étudiants, certes plus âgé, mais avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Jamais un professeur ne m'a favorisé - ou défavorisé - du fait de mon statut. Les étudiants m'ont toujours considéré comme l'un des leurs, ni plus ni moins.

Je ne peux citer ici tous les auteurs que j'ai découverts ou redécouverts. 
Mais de Hannah Arendt à Alexis de Tocqueville, de René Rémond à Montesquieu, de Raymond Aron à François Furet, chacun d'entre eux m'ouvrait des portes, m'indiquait des pistes, éclairait des zones d'ombre. Sans pour autant qu'aucun d'entre eux ne devienne un maître à penser. 
Pour ma part, j'ai toujours préféré les maîtres à réfléchir aux maîtres à penser.

Qu'ils soient professeurs des universités, maîtres de conférence ou doctorants, la quasi totalité des enseignants que j'ai eus ont toujours été disponibles, ouverts, attentifs. Certes avec leur personnalité propre et leurs opinions parfois bien arrêtées, mais il n'empêche que leurs enseignements ont toujours favorisé la connaissance, l'intelligence et l'esprit critique. 
Ce dernier étant, en tout cas à mes yeux, indispensable pour ne pas tomber dans le conformisme d'une pensée, aussi séduisante soit-elle.

Certains, à la lecture de ce billet, pourraient penser qu'à l'IEP de Grenoble, "tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil". Là n'est pas la question. 
Je ne veux garder de ces trois années d'études que ce qu'elles m'ont apporté: les outils pour tenter de comprendre autant que faire se peut le monde complexe où nous vivons; exigence et rigueur dans l'utilisation de ces outils; l'humilité indispensable face aux débats, intellectuels ou pas, sans pour autant renoncer à mes propres convictions.

Le jour de la remise du diplôme, j'avais pensé - sans doute naïvement - que tous les professeurs seraient présents, revêtus de la toge universitaire. Las, ils n'étaient que trois, y compris le directeur de l'IEP. Et qui plus est, en civil!

Ce jour-là, j'ai vraiment pris conscience que cette belle aventure se terminait. Il me fallait replonger dans le quotidien.

A travers l'annuaire des anciens élèves de Sciences Po - "sciences pipeau" affirment en riant certains de mes amis - je suis le parcours de certains de mes condisciples. Certains se sont lancés dans la politique, d'autres dans les affaires, d'autres encore dans des carrières administratives. Au moment où j'écris ces lignes, je n'ai pratiquement plus de contacts avec aucun d'entre eux. Ainsi va la vie...

Un jour quelqu'un m'a posé cette question: "referais-tu cette expérience?" J'ai répondu oui, sans hésitation, même si le mot expérience ne me convenait pas.

Mais je suis quelqu'un qui ne vit pas dans les regrets, non plus que dans la nostalgie. Je vis le moment présent, sans jamais pour autant faire table rase de mon passé. Ce que j'ai vécu à l'IEP fait partie de ce passé, au même titre que les années vécues dans la "Royale".

Il me plait d'affirmer que je suis diplômé de deux écoles prestigieuses: l'Ecole des Mousses de Brest et l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble.

dimanche 14 juillet 2013

Emile Combes ou le médaillon mystérieux de la Chapelle du Bard


Cela fait pas mal de temps que j'ai délaissé cet endroit. Il faut dire, à ma décharge, que j'ai été très occupé par cette conférence que j'ai donnée le 4 juillet sur le thème "Emile Combes ou le médaillon mystérieux de la Chapelle du Bard*."


Il est vrai que les recherches que j'ai effectuées, que ce soit aux archives départementales ou locales, dans mes bouquins, sur le net ou auprès de certains "anciens", il est vrai donc que cela m'a pris beaucoup de temps, mais aussi, mais surtout, j'ai retrouvé certaines sensations quand je découvrais de nouveaux éléments, de nouveaux faits, tout ce qui fait l'intérêt mais aussi la singularité de la recherche.

Cette conférence n'avait pas d'enjeu à proprement parler, si ce n'est celui d'intéresser les gens et de leur faire découvrir ou re découvrir cette période mal connue et pourtant si primordiale de notre Histoire.
Il me fallait aussi relier un point de notre histoire locale à notre histoire nationale.

le médaillon de Emile Combes
L'histoire locale, c'était ce médaillon en plâtre d'Emile Combes* dans la salle du conseil municipal de la Chapelle du Bard, un village de quelques 500 habitants à quelques kilomètres d'Allevard*. Il trône dans cette salle depuis longtemps au même titre que chaque Président de la République. J'ai essayé de savoir depuis quand et pourquoi. Mais à priori, il n'y a pas d'explications rationnelles. Et je me suis dit, et je me dis encore que, tout compte fait, Emile Combes a bien sa place dans cette enceinte républicaine.

Je me suis arrêté sur toutes les lois anti cléricales votées dès 1875: lois Ferry*, loi du droit d'accroissement*, loi de 1901* entre autres. Ainsi que sur les réactions des catholiques, dans notre département et notre canton, réactions violentes, allant jusqu'à l'appel à la désobéissance civile, en se référant, quel paradoxe, à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, déclaration qu'ils vouaient aux gémonies un siècle plus tôt!

J'ai bien sûr évoqué les législatives d'avril 1902 qui ont envoyé à l'Assemblée Nationale une majorité dite du "Bloc Républicain"*, favorable à la séparation. Et dans ce Bloc, sept députés sur huit de l'Isère, notre département, ont voté en faveur de la loi, alors que Gustave Rivet*, favorable lui aussi à cette séparation, était élu dès le premier tour dans la circonscription comprenant le canton d'Allevard.

En faisant le lien avec l'histoire nationale, j'ai voulu aller un peu plus loin dans la connaissance de cette loi de "séparation DES églises et de l'Etat." En expliquer les raisons et les causes. Car si une loi ne fut pas le fruit du hasard, c'est bien celle-là. En effet, l'étroite implication de l'église catholique dans les affaires de l'Etat et ce, depuis l'origine, c'est-à-dire, pour faire court à Clovis, cette implication, cette quasi fusion n'a jamais cessé et cela jusqu'à Charles X, le dernier des Bourbons à avoir régné.

Le XVIII ème siècle a vu l'émergence des philosophes des Lumières, les Montesquieu*, Voltaire*, Rousseau, Diderot* et quelques autres. Dans leurs écrits, tous condamnés par l'église, ils ont remis en cause les dogmes de l'absolutisme royal, mais aussi et surtout la toute puissance de l'église catholique, apostolique et romaine. La séparation des pouvoirs, la raison, la science, autant d'idées nouvelles qui battaient en brèche les pouvoirs de la noblesse et du clergé et qui appelaient à l'émergence de sociétés démocratiques.

La loi de décembre 1905 est la suite logique de ces idées en ce sens qu'elle introduisait dans la société républicaine naissante le concept de laïcité, c'est-à-dire celui d'un Etat délivré des influences religieuses. Mais elle est aussi le fruit de l'aveuglement et du rejet absolu par l'église catholique française de toute modernité, modernité qu'elle assimilait à la décadence de la société, et à toute évolution qui aurait pu remettre en cause son emprise sur cette société.

Sans doute cette loi a t-elle été conçue, puis appliquée dans la douleur. Mais les années passant, les convictions extrêmes  perdant de leur radicalité, et surtout la première guerre mondiale, cette abominable boucherie, tout a concouru à apaiser les esprits autant que les comportements.

En mars 1905, alors qu'il n'était plus Président du Conseil, Emile Combes déclarait: "la loi doit ouvrir une ère nouvelle et durable de concorde sociale."

Combien il avait raison! Il est vrai que la France  a vécu de nombreuses crises, politiques, sociales, économiques sans oublier la seconde guerre mondiale et les décolonisations. Comme il est vrai également que les questions religieuses n'ont jamais été parties prenantes dans ces débats, ou alors de façon minimaliste.

L'article 1 de la loi* stipule: « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes."

Depuis le 5 décembre 1905, c'est une réalité que chacun peut vivre selon ses croyances ou ses convictions. De nos jours, alors que le retour d'une certaine forme de religiosité militante et intrusive se fait jour et que des communautarismes sournois tentent de s'imposer au sein de notre société, la loi de séparation des églises et de l'Etat a plus que jamais son utilité. Elle  est plus que jamais indispensable au bon équilibre et à la bonne harmonie de notre société.

Vouloir là modifier au prétexte imbécile de plus d'équité revient en réalité à lui ôter sa raison d'être et ouvrir ainsi la porte à la réaction cléricale et à ses avatars: l'intolérance, la soumission aux dogmes et à court terme, au retour de la primauté religieuse.

Emile Combes a bien mérité de la laïcité.
*: clic sur le lien

dimanche 5 mai 2013

Hannah Arendt et le procès Eichmann: le film


Je suis allé voir cette semaine le très beau film de Margarethe Von Trotta* consacré à Hannah Arendt,  et les articles que cette dernière a écrit sur le procès d'Adolf Eichmann* et publiés dans le "New Yorker" en février et mars 1963 sous le titre "A Reporter at Large: Eichmann in Jerusalem." 

Barbara SUKOWA
Ces articles seront ensuite regroupés dans un livre, "Eichamnn à Jérusalem", publié en France chez Gallimard en 1966. C'est Barbara Sukowa qui interprète magnifiquement la philosophe.

Un bref rappel: H. Arendt est une philosophe d'origine allemande née en 1906 dans une famille juive laïque et décédée à New York en 1975 après avoir été naturalisée américaine en 1951. 

Ce sont surtout ses travaux sur les totalitarismes qui la font connaitre cette année-là à travers trois ouvrages majeurs regroupés dans "les origines du totalitarisme"; "sur l'antisémitisme"; "l'impérialisme" et "le système totalitaire". (1) Pour diverses raisons, ces ouvrages ne seront traduits et publiés en France que bien plus tard: 1972, 1973 et 1982.
Elle quitte l'Allemagne nazie en 1933 et se réfugie en France. En 1940, elle sera brièvement internée dans le camp de Gurs avant de réussir à s'enfuir vers les Etats-Unis où elle suivra une brillante carrière universitaire.



Hannah Arendt
"Assister à ce procès est, d'une certaine manière, une obligation que je dois à  mon passé." (2) C'est ainsi que H. Arendt justifie son insistance pour assister au procès Eichmann, en réponse aux réticences de son entourage. En particulier Karl Jaspers* qui a été son professeur de philosophie en 1926 et avec qui elle était restée très proche: pour lui, la légalité de ce procès est douteuse puisqu'au moment des faits, l'Etat d'Israël n'existait pas. Mais elle passe outre et est présente le 12 avril 1961 dans la Maison du Peuple à Jérusalem, surnommée Eichmanngrad par les israéliens, où va être jugée Adolf Eichmann.


Le film se sert d'images d'archives, en particulier d'interrogatoires d'Eichmann par le procureur Gideon Hausner. Procureur dont le moins que l'on puisse dire, c'est que H. Arendt ne l'appréciait vraiment pas: "Ben Gourion* n'assiste à aucune audience. Au tribunal, sa voix est celle de Gedeon Hausner, le procureur qui, représentant le gouvernement, fait de son mieux, vraiment de son mieux, pour obéir à son maitre."(3)

Mais dans le film, l'essentiel n'est pas là. H. Arendt assiste aux premières audiences, mais trouvant que celles-ci s'éternisent, elle rentre aux EU. Ayant un programme chargé, elle tarde à rédiger ses articles, sachant sans doute que ce qu'elle va écrire ne va pas plaire à tout le monde.

Effectivement, dès la publication du premier article, c'est le tollé. Il faut dire que l'auteure n'y va pas par quatre chemins: "Partout où les juifs vivaient, il y avaient des dirigeants juifs, reconnus comme tels, et cette direction, presque sans exception, a coopéré, d'une façon ou d'une autre, pour une raison ou pour une autre, avec les nazis. Toute la vérité, c'est que si le peuple juif avait été vraiment non organisé et dépourvu de direction, le chaos aurait régné, il y aurait eu beaucoup de misère, mais le  nombre total des victimes n'aurait pas atteint quatre et demi à six millions. (Selon les calculs de Freudiger, environ 50% auraient pu être sauvés s'ils n'avaient pas suivi les instructions des Conseils juifs.)" (4)

Ces lignes et d'autres lui attirèrent des critiques virulentes sous formes d'articles indignés et vengeurs dans la presse, de lettres anonymes reçues par centaines et bien sûr entrainèrent la rupture avec beaucoup de ses amis les plus proches, comme Kurt Blumenfeld et nombre d'universitaires. Malgré ces critiques et ces ruptures douloureuses, Arendt a toujours défendu ses thèses, avec parfois une certaine arrogance. 

A cet égard, le film est particulièrement dans le vrai quand il montre une Arendt sûre d'elle même face à la direction de l'université ou face à Hans Jonas, un collègue universitaire pourtant très proche. Les dernières scènes du film montrent H. Arendt allongée sur un divan, semblant perdue dans ses réflexions. En réalité, elle revoit certains épisodes de sa jeunesse, en particulier sa relation avec Martin Heidegger, le maitre à penser qu'elle n'a jamais abandonné, même lorsqu'il fut accusé d'une courte complicité avec les nazis, mais son aussi son premier amour.



C'est dans la seconde édition de "Eichmann à Jérusalem" que Hannah Arendt ajouta le sous titre "rapport sur la banalité du mal". Cette expression, elle aussi, a mal été comprise: pour certains, elle signifiait la banalisation du mal, voire sa justification. 
Or, ce qu'a démontré Arendt dans cet ouvrage, c'est qu'Eichmann était quelqu'un d'ordinaire. Un criminel, bien sûr, mais néanmoins ordinaire. Il ne pensait pas par lui-même parce qu'il s'était totalement abandonné aux idées de ses maitres nazis. Il faisait son "travail", sans se poser de questions. En cela, il ne pensait pas. Cela n'explique ni n'excuse ses crimes et Hannah Arendt le dit et le redit.


Elle a souvent écrit que "vivre, c'est penser et que sans penser, il n'y a pas de vérité". C'est aussi ce que nous rappelle le film de Margareth Von Trota.

* clic sur le lien

(1) tous les trois parus aux éditions Fayard, collection Points- Politique, respectivement 279, 348 et 298 pages.
(2) in "Hannah Arendt" de Sylvie Courtine-Denamy, 435 pages, éditions Belfond, 1994, page 103.
(3) in "Eichmann à Jérusalem" de Hannah Arendt, 518 pages, éditions Gallimard, collection folio images, page 46.
(4) ibid page 239.

vendredi 8 mars 2013

Abraham LINCOLN: 1809 – 1865: un Président américain. 2 ème partie.


Abraham Lincoln en 1864
Abraham Lincoln vient d'être élu à la magistrature suprême. Rien dans ses origines ne laissait présager une telle destinée. Pourtant, dans le destin d'un homme politique, rien n'est le fait du hasard. Peut-être parfois des circonstances, encore que cela reste à prouver. L'esprit et la lettre de la Constitution voulue par les Pères Fondateurs allaient être pour Lincoln le socle de sa pensée politique et, partant, de sa détermination anti esclavagiste.

Ses quinze prédécesseurs étaient quasiment tous, à des degrés divers, issus de la bonne bourgeoisie américaine: de G. Washington, fils de planteurs très aisés à W. Harrisson*, fils lui aussi de planteurs en passant par James Buchanan*, fils d'une riche famille de commerçant. Sans que cela soit bien évidemment écrit, leur carrière, là-aussi à des degrés divers, les destinait à une brillante carrière politique.

la maison natale de Lincoln

Rien de tout cela pour Lincoln, né dans une famille à la limite de la pauvreté. Il exerce différents métiers, bucheron, magasinier, commerçant. Il possède aussi quelque chose en plus: éloquence et rectitude morale. Ces deux qualités vont le faire remarquer très vite par ses contemporains, surtout la seconde où corruption et affairisme sont bien souvent les marques de fabrique des politiciens locaux.
cicatrisation de flagellation sur un esclave en  1863

Comme nous l'avons vu dans la première partie, la question de l'esclavage est un des marqueurs de la vie politique, y compris en Illinois, terre d'adoption des Lincoln. Mais au-delà de la légalité ou non de l'esclavage au sein de l'Union, les mentalités sont telles que les blancs ne considèrent pas les noirs comme leurs égaux, mais comme des êtres inférieurs.

Lincoln n'est pas dans cet état d'esprit. Et il l'est d'autant moins qu'il s'appuie sur des arguments autant politiques que juridiques. Ainsi, dans un discours improvisé en 1854: "La robe de notre République est souillée et trainée dans la poussière. Il nous faut la repurifier et la blanchir en la retrempant dans l'esprit , sinon dans le sang de la révolution. Dépouillons l'esclavage de sa prétention  à être "un droit moral" et ramenons-le à son statut légal existant et ses arguments de "nécessité". Remettons-le sur le terrain où nos pères l'avaient installé et laissons-le dormir en paix. Ré-adoptons la Déclaration d'Indépendance  ainsi que la pratique politique qui s'accorde avec elle." (1) Et Bernard Vincent ajoute: "Le problème de fond analysé par Lincoln dans ce discours était celui qui allait bientôt secouer toute l'Amérique (...) autrement dit la question de savoir, précisa Lincoln, si "un noir est ou n'est pas un être humain". Pour lui, la réponse ne faisait aucun doute et prétendre régner sur des humains "sans leur consentement", c'était d'une part se livrer à un acte de "despotisme", d'autre part détruire "l'ancre maitresse du républicanisme américain." (1)

Mais avant que d'aller plus loin, il convient de s'arrêter quelques instants sur le mode de vie des américains à cette époque.
Ceux du nord ne vivent pas comme ceux du sud. Et réciproquement. Au nord, la société est plus basée sur l'industrie, donc plus industrieuse et plus commerciale; au sud, où le climat permet l'agriculture à travers les plantations, donc une société plus décontractée, moins marchande, voire plus intellectuelle. Ceux du nord ont le sentiment sinon la certitude d'apporter la richesse et la prospérité et accusent ceux du sud de paresse et d'indolence.
San Francisco plantation, à 40 mn de la Nouvelle Orléans

A l'inverse, le sud accuse leurs compatriotes du nord de n'être que des marchands, attachés au "culte du dollar", sans aucune autre valeur que faire des affaires. Sans doute la réalité est certainement plus complexe et ces affirmations quelque peu réductrices, mais il n'en reste pas moins qu'elles marquent les différences profondes qui, ajoutées au problème récurrent de l'esclavage, vont entrainer l'Union dans un processus suicidaire. "En fait, le Sud a de plus en plus le sentiment de former un autre peuple au sein de la nation. Il commence à se demander si son avenir ne réside pas en dehors des Etats-Unis, d'autant que le débat sur l'esclavage met littéralement le feu aux poudres." (2)
costumes: à gauche: confédérés; à droite: fédérés

la bataille de Fredercksburg










la bataille de Gettysburg
Les hostilités débutent dès le mois d'avril. Les deux camps pensent alors que la guerre sera courte. Il n'en sera rien, bien sûr. Au contraire, les deux armées se combattent sans que l'une ou l'autre soit en mesure de porter le coup décisif. Même si les armées du Nord subissent de douloureuses défaites. D'abord, lors de la bataille de  Bull Run*; puis à Fredericksburg* et Chancellorsville* le 1er mai 1863. Cette dernière défaite, mais aussi les précédentes, souligne les mauvais choix du Président Lincoln dans son choix des chefs militaires. En octobre 1862, la bataille de Perryville*, dans le Kentucky, un Etat clé entre l'Union et la Confédération, donne l'avantage aux forces nordistes. En avril 1862, les fédérés prennent la Nouvelle Orléans, centre économique important et crucial des confédérés.

Les décisions militaires autant que politiques de Lincoln sont remises en cause par ses propres partisans, dont certains, tel Clement L. Vallandigham*, sont ouvertement en faveur de l'arrêt des combats.
Contre toute attente de la part d'un homme aussi respectueux des libertés individuelles, Lincoln fait voter en 1863 une loi imposant la conscription et suspend  l'Habéas Corpus dans le seul Etat du Maryland: ainsi, les officiers de l'armée fédérale peuvent décréter la loi martiale et traduire les civils devant une cour martiale. Pour justifier cette suspension de ce qui est considéré comme l'élément constitutif d'une Démocratie, Lincoln s'appuie sur un article de la Constitution qui stipule dans son premier article et sa neuvième section: "le privilège du droit d'Habeas corpus ne pourra jamais être suspendu, à moins que le salut public ne l'exige, dans le cas de rébellion ou d'invasion". (4)

Si l'armée des Confédérés, sous la conduite de son général en chef, Robert Lee*, remporte de belles victoires, il n'en reste pas moins que la puissance industrielle, mais aussi démographique du Nord, est déterminante. L'année 1963 sera décisive et la bataille de Gettysburg* sonnera le glas des espérances des Etats sécessionnistes. Lee, vainqueur en mai à Chancellorsville, veut pousser son avantage en envahissant la Pennsylvanie. Le 1er juillet 1863, les deux armées s'affrontent dans le village de Gesttysburg. Cett bataille qui dura trois jours sera la plus meurtrière de tout le conflit: plus de 51 000 combattants y perdirent la vie. L'Union sort vainqueur de ce massacre. Au même moment, le port de Vicksburg*, assiégé par le général unioniste Ulysse S. Grant*, dépose les armes.

Cernée de toutes part, sans ravitaillement, en butte à des centaines de désertions, l'armée des Etats Confédérés cesse les combats en mai 1985. La guerre civile est terminée.

Il est difficile de dresser un état exact des pertes. Néanmoins, les historiens s'accordent à recenser 620 000 morts (360 000 nordistes et 260 000 sudistes) auxquels il faut ajouter 400 000 soldats supplémentaires décédés des suites des combats. Sans compter le million de blessés. Pour conclure ce sinistre décompte, le Sud a perdu près de 20% de sa population active.(5)

Mais pendant la guerre civile, la question de l'esclavage n'a pas disparu pour autant. Au contraire, elle est plus que jamais à l'ordre du jour au Capitole. Et ce n'est pas l'unanimité, loin de là.

L'aile radicale du Parti Républicain, emmenée par Thaddeus Stevens exige la suppression immédiate de l'esclavage. Une première loi - Second Confiscation Act - stipule que les esclaves seront affranchis dès l'instant où leurs propriétaire auront rejoint la Sécession.

signature de la Proclamation d'Emancipation

Le 22 juillet 1862, Lincoln fait part à ses ministres de son intention d'aller plus loin et plus vite dans l'abolition de l'esclavage. Le 1er janvier  1863, il signe la Proclamation d'Emancipation :  "En conséquence, moi, Abraham Lincoln, président des États-Unis, (...) Et, en vertu du pouvoir, et dans le but ci-dessus indiqué, j'ordonne et je déclare que toutes personnes retenues comme esclaves dans les États ou parties d'États désignés sont libres à partir de ce jour, et que le gouvernement exécutif de États-Unis, comprenant les autorités militaires et navales, reconnaissent et maintiennent la liberté des dites personnes. (6)
drapeau national du Libéria

Mais si le Président veut abolir l'esclavage, il reste quelque peu ambigu: il est persuadé que les deux races, noires et blanches, peuvent difficilement cohabiter. Aussi, est-il partisan de l'émigration volontaire des esclaves, soit vers l'Amérique centrale, soit vers l'Afrique: "Lorsque vous cessez d'être esclave, vous êtes encore loin de vivre sur un pied d'égalité avec la race blanche. Vous êtes privés de bien des avantages dont jouit l'autre race. Tout homme aspire, devenu libre, à vivre à l'égale des meilleurs. Or, sur ce vaste continent, pas un seul homme de votre race n'est l'égal d'un seul homme de la nôtre." (7) En 1822, une société anti esclavagiste avait créé de toutes pièces un Etat sur la côte ouest de l'Afrique, le Libéria* où pourraient revenir tous les esclaves des Etats-Unis, victimes de la traite. Avec un succès relatif puisqu'en 1867, seuls 13000 esclaves étaient arrivés au Libéria.

Frderick Douglass

La personnalité de  Frederik Douglass*, esclave devenu libre, ajoutée à ses contacts avec les soldats noirs, vont exercer sur Lincoln une influence déterminante qui le fera évoluer très vite vers des positions plus conformes à ses principes démocratiques autant que religieux.

La proclamation d'Emancipation ne règle pas à elle seule le problème de l'esclavage. Elle n'avait vraiment de valeur que parce que prise dans le cadre des pouvoirs conférés pendant la guerre civile. Lincoln veut aller plus loin et inscrire l'abolition de l'esclavage dans le marbre, c'est-à-dire dans la Constitution. Ce treizième amendement sera l'objet de batailles très rudes à la Chambre des Représentants et au Sénat. Il est l'élément central du film de S. Spielberg. Même si ce dernier prend quelques libertés avec la réalité historique. En effet, dans les ouvrages que j'ai consultés, pas un ne fait mention de quelconques actes de corruption à l'encontre de représentants ou de sénateurs hostiles au projet. Et des historiens comme André Kaspi ou Bernard Vincent ne sont pas soupçonnables de complaisances envers qui que ce soit. Sans doute des pressions ont-elles été exercées sur quelques élus réticents, mais cela ne saurait entacher la réputation de Lincoln.

Le président insiste pour que cet amendement soit voté avant la fin de la guerre et avant l'élection présidentielle pour laquelle il est désigné par la convention républicaine le 7 juin 1864 à Baltimore.

Au nord, tant au sein du Parti Démocrate qu'à celui du Parti Républicain, il existe un "camp de la paix", partisan de la fin des hostilités. Il presse Lincoln de "prendre l'initiative de la paix, ou de susciter des ouvertures immédiatement", ainsi que l'écrit Horace Greeley, directeur du New York Times. (8)

Sur le terrain, l'avantage est nettement en faveur des troupes fédérées. Le 9 avril, le commandant en chef des troupes confédérées, le général Lee se rend au général Ulysse Grant, commandant en chef des troupes fédérées.

Le 8 avrll 1864, le Sénat vote l'amendement par 38 voix contre 6. La Chambre des Représentants, d'abord hostile, le votera en janvier 1865 par 119 voix contre 56. Il sera définitivement ratifié le 6 décembre 1865.

Entre les deux votes, Abraham Lincoln aura été réélu Président le 8 novembre 1864.

Cet amendement comporte deux sections, rédigées de façon claire, sans excès de juridisme:

Section 1

Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n'est en punition d'un crime dont le coupable aura été dûment convaincu, n'existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction.

Section 2

Le Congrès aura le pouvoir de donner effet au présent article par une législation appropriée.
le XIII ème Amendement (archives nationales des USA)
Peu après, seront votés les 14 ème, qui instaure les droits civiques dans les Etats et 15 ème amendement qui interdit les restrictions raciales dans les votes.

Abraham lincoln sera assassiné le 15 avril 1865 à Washington par John Wilkes Booth*, un activiste sudiste, membre d'un complot qui visait également à assassiner le vice-Président Andrew Johshon.

Le Président Lincoln, après la victoire de l'Union, n'avait à l'égard des Etats sécessionnistes aucun esprit de revanche. Bien au contraire, il estimait indispensable une réconciliation sans arrières pensées pour reconstruire le pays. Ce qui l'opposait aux radicaux de son parti: "Autant les radicaux entendaient mener la vie dure aux sudistes et leur faire (économiquement et politiquement) payer leur trahison au prix fort, autant Lincoln envisageait une Union apaisée à nouveau fraternelle et prête à aller de l'avant d'un même pas." (9)

Le vice-Président n'est pas de taille à pouvoir résister aux radicaux qui imposent aux vaincus la loi martiale le 2 mars 1867. Ils imposeront que les Constitutions des anciens Etats sécessionnistes reconnaissent le droit de vote aux noirs. Mais tout cela n'est pas sans susciter des résistances diverses comme la naissance de sociétés secrètes comme le Klu Klux Klan*.

le Mont Rushmore (A. Lincoln à droite)

Nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, qu'Abraham Lincoln, en abolissant l'esclavage, a fait rentrer les Etats-Unis d'Amérique dans la modernité politique. Au-delà de cette modernité, il a donné corps à la volonté des "pères fondateurs" dont la Déclaration d'Indépendance postulait que "tous les hommes sont créés égaux".

* clic sur le lien

photo de A. Lincoln: photomontage réalisé en 1864 par A. Berger; @ Library of Congress.
(1) in "Lincoln, l'homme qui sauva les Etats-Unis" de Bernard Vincent, page 140, éditions l'Archipel, 2013.
(2) in "la guerre de Sécession", de Farid Ameur, page 15, éditions PUF, collection "que sais-je?" 2ème édition 2013.
(3) ibid, page 38.
(4) in le site http://cercle-des-abolitionnistes.pagesperso-orange.fr/pvpres.html
(5) in "la guerre de Sécession", page 109.
(6) in le site http://mjp.univ-perp.fr/textes/lincoln5.ht
(7) in "Lincoln" de Doris K. Goodwin, page 204, éditions Michel Lafon, 2005 et 2013.
(8) in "la guerre de Sécession", page 102.
(9) in "Lincoln, l'homme qui sauva les Etats-Unis", page 331.

mercredi 27 février 2013

Abraham LINCOLN: 1809 – 1865: un Président américain. 1ère partie.


Il y a quelques temps, j'ai vu le superbe film de Steven Spielberg: "Lincoln" qu'il a adapté du livre de Doris K. Goodwin*: "Team of Rivals: The Political Genius of Abraham Lincoln". (éditions Michel Lafon, 334 pages, 19,50€)

Contrairement aux idées reçues, ce film ne retrace pas le rôle de Lincoln dans la guerre de sécession, mais la bataille parlementaire que le Président a mené, avec ses collaborateurs, pour faire voter à des parlementaires réticents le 13 ème amendement qui abolissait l'esclavage, introduisant ainsi cette abolition dans la Constitution.

J'ai donc eu envie d'en savoir un peu plus sur cet homme exceptionnel, au destin tout aussi exceptionnel. Mais aussi à ce qui a conduit une nation nouvelle, un peuple nouveau à une guerre civile destructrice et meurtrière: la guerre de Sécession.
La guerre de Sécession: 1860 - 1865.
Great Seal of the Unites States: le Grand Sceau des EU

Si la devise des Etats Unis est depuis 1956 "in God we trust", "en Dieu, nous croyons", celle voulue par les pères fondateurs* était "E pluribus unum", "de plusieurs, un". Devise qui illustre la volonté de ces mêmes pères fondateurs de créer une union à partir de valeurs communes, même si la forme fédérale de l'Etat a été choisie dès l'origine.

Dès lors, on peut s'interroger sur les motifs de cette guerre civile.
Mais peut-être, faut-il pour cela remonter un peu le temps et revenir aux origines.

les treize colonies
Ce n'est qu'en 1607 que la première colonie, la Virginie, fut  fondée par des anglais. A cette époque, en Angleterre, la crise agricole fait rage, ce qui incite beaucoup de paysans pauvres à émigrer. 
Une seconde colonie sera créée en 1620, la treizième et dernière, la Géorgie en 1732. Entre 1610 et 1700, la population de ces treize colonies passe de 350 à 250 888 habitants. (1) En 1790, date du premier recensement officiel, la population totale atteint 4 millions d'habitants, dont une grande majorité d'anglais, (61%), mais aussi d'écossais (8,3%), d'irlandais (9,7%) et d'allemands (8,7%) (2). Précisons enfin qu'à cette date, la population noire, exclusivement composée d'esclaves, atteint 575 000 personnes, la grande majorité se situant dans les états du sud. (3). Cette dernière précision est d'importance, nous y reviendrons un peu plus loin.

La cohabitation avec l'Angleterre, sera assez vite conflictuelle, la mère patrie ayant pour ces aventuriers un regard quelque peu condescendant, voire méprisant. Mais les années passant et la prospérité des colonies montant en régime, les monarques anglais ont réaffirmé leur autorité et mis à contribution les finances de ces lointaines terres anglaises, d'autant que les guerres avec la France ont vidé le trésor royal. Sauf que ces colonies avaient pris l'habitude de se gouverner elles-mêmes et supportaient de moins en moins la pesante tutelle de la métropole anglaise.

L'économie des anglais d'Amérique - appelons les dès maintenant les américains - est une économie florissante dont bénéficie la métropole à travers de nombreuses taxes, d'obligations ou d'interdictions douanières, ce qui ne manque pas de soulever de plus en plus de protestations. Ainsi du "sugar act"* en 1764, et du "stamp act"* en 1765 qui déclenchèrent des révoltes, dont les représentants de la couronne britannique furent les premières victimes. Même si ces deux taxes furent supprimées, les malentendus subsistaient. Et cela d'autant plus que les américains, pourtant citoyens anglais, se sentaient exclus du système politique britannique puisque n'élisant pas de représentants à Londres.

Le 16 décembre 1773, des manifestants américains, déguisés en indiens, jettent à la mer la cargaison de thé d'un navire anglais pour protester contre une décision de Londres d'exempter de taxes les exportations de thé vers l'Angleterre: c'est le "Boston tea party."* Les réactions du gouvernement anglais sont immédiates et répressives: la fermeture du port de Boston, si elle n'est pas la plus dure, n'en est pas moins pour les américains la décision de trop. Les plus radicaux des américains réclament la rupture avec l'Angleterre, donc l'indépendance: ainsi Patrick Henry*, un des premiers indépendantistes, déclare t-il: "Je ne suis pas un virginien, mais un américain."

signature de la Déclaration d'Indépendance

L
es premiers combats ont lieu en avril 1775. La déclaration d'indépendance est rédigée par John Adams*, Benjamin Franklin*, Thomas Jefferson*, Robert Livingston* et Roger Sherman*. Le 4 juillet 1776, elle est votée et signée à l'unanimité par les treize colonies.

C'est un document juridique complet et précis qui part du principe que le roi d'Angleterre, Georges III  a violé à vingt sept reprises les principes énoncés dans le préambule de cette déclarations. Et donc, les signataires annoncent la naissance des Etats-Unis d'Amérique. André Kaspi le résume ainsi: "En conséquence, tout en exprimant une philosophie et une idéologie, la Déclaration d'Indépendance est un document essentiellement politique qui s'efforce de répondre à une situation précise, à des problèmes concrets, même si certains des principes qu'elle contient peuvent s'appliquer à d'autres périodes et à d'autres lieux." (4)

Cette guerre d'indépendance sera longue, où alterneront victoires et défaites. Georges Washington*, nommé général en chef, mènera contre les anglais plus une guérilla que les classiques batailles en ordre serré.

Sollicité par Benjamin Franklin, mais aussi désireux de prendre une revanche sur les anglais (voir le traité de Paris de 1763)* et même si les finances royales sont très mal en point, le gouvernement de Louis XVI (lui-même pourtant réticent) enverra d'abord une aide matérielle, puis des troupes sous le commandement de La Fayette*. La marine française, sous les ordres de l'amiral de Grasse*, aidera puissamment à la victoire finale des insurgents américains.

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La fayette et Washington à Mount Vernon
Pour l'anecdote, et sous réserve de vérifications scientifiques, il s'est dit que Washington, pour remercier la France de son aide capitale, aurait proposé à La Fayette que le français devienne la langue officielle des Etats-Unis. Ce dernier aurait refusé.
Georges Washington sera le premier Président du nouvel Etat. 

Dans la mémoire américaine, il est devenu une légende, un mythe. "La légende s'est emparée de Washington, au point d'en faire l'incarnation de l'Amérique, le symbole de l'indépendance, le lien qui unit entre eux les américains. Depuis près de deux siècles, Washington est un mythe. Un Etat, 7 montagnes, 8 coursd'eau, 10 lacs, 33 comtés, 9 universités, 121 villes, y compris la capitale fédérale, portent son nom. Des billets de banque, des pièces de monnaie, des timbres-poste sont ornés de son effigie. Ses portraits, en particulier celui de Gilbert Stuart, commencé mais jamais achevé, son buste, sculpté par Houdon, sont reproduits à l'infini. Mais de son vivant, Washington n'a pas manqué d'ennemis."(5)

Georges Washington
Une fois l'indépendance acquise, le plus difficile reste à faire. En effet, il s'agit de faire exister un Etat qui, par la force des choses, entrera directement en concurrence avec ceux de l'Europe, plus anciens et plus puissants.

Mais avant toutes choses, il convient de se doter d'une Constitution. En 1790, la Déclaration des Droits, sous forme de dix amendements, s'ajoute à la déclaration d'Indépendance. Elle affirme la primauté du législatif sur l'exécutif, ainsi que la forme fédérale de l'organisation étatique. Organisation qui correspond parfaitement qu'en donne Maurice Croisat* (que j'ai eu comme prof de sciences politiques à l'IEP): "le fédéralisme est un mode de gouvernement qui repose sur une certaine manière de distribuer et d'exercer le pouvoir à partir de gouvernements territoriaux autonomes qui participent, d'une manière ordonnée et permanente, aux institutions et décisions du gouvernement central." (6)

Cependant, un problème, et non des moindres, demeure: faut-il ou non maintenir l'esclavage? Si les états du nord abolissent cette pratique avant la fin du 18 ème siècle, ceux du sud s'y refusent, arguant du fait qu'ils ont un besoin absolu de cette main d'oeuvre noire, sous peine de ruine économique. Sans compter que les mentalités ne s'y prêtent pas.

Pourtant, le second paragraphe de la Déclaration d'Indépendance stipule: "Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés."

Alexis de Tocqueville en 1850

Comme pour confirmer ce texte, Alexis de Tocqueville*, dans le voyage qu'il entreprend aux Etats-Unis en 1830 et qu'il relate en 1835 et 1840 dans son ouvrage "de la Démocratie en Amérique", écrit dans son introduction: "Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux EU, ont attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que l'égalité des conditions. (...) Ainsi donc, à mesure que j'étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l'égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir." (7)
Si l'auteur a un a-priori favorable par rapport à son objet d'études, il n'en reste pas moins  qu'il reste très lucide et ne fait jamais dans le panégyrique, voyant, entre autres, dans cette espèce de despotisme exercé par le citoyen américain - la tyrannie de la majorité" - un danger plus qu'un progrès.

S'il s'étonne - et se scandalise - sur la probable disparition des indiens, il est fort peu disert sur les noirs en général et l'esclavage en particulier. Dans des notes rédigées en octobre 1831 à Philadelphie, il écrit: "beaucoup de gens en Amérique, et des plus éclairés, m'ont soutenu que les Nègres appartenaient à une espèce inférieure. Beaucoup d'autres ont soutenu la thèse inverse. (...) Nous lui demandions quel était à son avis le seul moyen de sauver le Sud des malheurs qu'il prévoit. Il répondait que c'était d'attacher les Nègres à la glèbe comme les serfs du Moyen Age." (8)

Ce que Tocqueville ne manque pas de noter, c'est que son interlocuteur - un quaker très instruit selon l'auteur - a la prescience de ce que le maintien de l'esclavage pose comme nuages sombres sur l'avenir des Etats du Sud.

en rouge l'Illinois
En 1828, les USA comptaient 24 Etats et 12 millions d'habitants. Les noirs, quasiment tous esclaves dans le Sud, étaient un peu plus de 1,7 million.

Abraham Lincoln jeune

A peu près à cette époque (1832), Abraham Lincoln qui a tout juste 23 ans s'est installé à New Salem (Illinois) comme magasinier. Très vite remarqué pour sa force, son intelligence  et son éloquence, il se présente aux élections de l'assemblée de l'Etat. Huitième (sur treize), il ne fut bien sûr pas élu. Il prit néanmoins sa revanche deux ans plus tard en étant élu dans cette même assemblée. Il entreprit alors de devenir avocat et réussit brillamment le concours du barreau  en 1836. Il s'installe à Springfield, désignée capitale de l'Illinois l'année suivante.

La question de l'esclavage restait posée au niveau de l'Etat fédéral; en effet, à chaque fois qu'un nouveau territoire entrait dans l'Union (il fallait pour cela qu'il ait une population d'au moins 60 000 habitants) se posait l'épineux problème de l'esclavage: ce nouvel état serait-il ou non esclavagiste.
Un puissant mouvement abolitionniste avait pris forme dès 1830 et les débats au sein des Parlements locaux furent très vifs, y compris en Illinois. Lincoln, prudent, rédigea une motion: "Certes, l'Etat fédéral ne disposait d'aucun pouvoir constitutionnel lui permettant de toucher à l'institution de l'esclavage dans les Etats où il existe (...) mais que l'institution de l'esclavage reposait sur une injustice et était de mauvais politique." (9)

Dans le sud de l'Union, l'esclavage des noirs est une chose naturelle, voire divine: "la Bible mentionne l'esclavage et fait de la lignée de Cham, dont descendraient les noirs, une famille d'hommes inférieurs. Dans une civilisation qui fait de la Bible une lecture quotidienne, l'argument impressionne, bien qu'il puisse être annihilé par l'argument inverse puisé aux mêmes sources." (10)
Au fil des années, les oppositions entre partisans et adversaires de l'esclavage s'organisent et se radicalisent. Deux partis émergent des débats: au sud, les Démocrates, esclavagistes; au nord, les Républicains, abolitionnistes.
Abraham Lincoln est républicain et clairement abolitionniste. Le 3 août 1846, il est élu brillamment  au Congrès, à Washington.
En 1856, il prononce un discours très offensif en faveur de l'abolition: "il y a près de quatre-vingts ans, nous avons commencé par affirmer que tous les hommes étaient créés égaux, et voilà qu'on s'abaisse aujourd'hui à déclarer que, pour certains hommes, le fait d'en asservir d'autres relève du droit sacré de se gouverner soi-même. Ces deux principes ne peuvent aller de pair." (11)
Les débats deviennent plus rudes, les positions chaque jour plus radicales, d'un côté comme de l'autre. Lincoln tente une position conciliante où, l'esclavage serait aboli sans pour autant que les Etats du Sud soient diabolisés.

Dred SCOTT

En 1857, la Cour Suprême, suite à un recours porté devant les tribunaux par un esclave, Dred Scott, décide qu'un noir ne saurait être citoyen des EU.

Cet arrêt conforte Lincoln dans sa dénonciation de l'esclavage. Bien qu'ayant eu une carrière parlementaire aussi brève que terne, il songe à être le candidat de son parti aux élections présidentielles de 1860, seul moyen selon lui pour abolir l'esclavage. Le 27 février 1860, il prononce à New York le discours de Cooper Union, discours très remarqué et qui lui permettra d'être adoubé par la Convention du parti Républicain le 16 mai 1860.
Abraham Lincoln en 1863

Le 6 novembre 1860, Abraham Lincoln est élu Président des Etats Unis d'Amérique, le seizième.
Avec 1 865 000 voix, soit 40% des électeurs, il obtient 180 mandats des grands électeurs: " Lincoln est donc l'élu du Nord, du Middle West, de la Californie et de l'Orégon, mais dans les Etats du Sud et même dans les Borders States, il a subi un échec prévisible et grave. (...) Le scrutin est donc dramatiquement sectionnel, le seul candidat vraiment national ayant été Douglas. (30% des électeurs) Ces résultats mettent en lumière la crise politique que connaissent les Etats Unis, la profonde division qui les déchire. A la fin de l'année 1860, ils sont en danger de mort." (12)
en rouge les Etats Confédérés

Aussitôt, après un processus démocratique interne, onze Etats, tous du Sud, quittent l'Union le 8 février 1861, pour former les Etats Confédérés d'Amérique: l'Alabama, l'Arkansas, la Floride, la Géorgie, la Louisianne, le Mississipi, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, le Tennessie, le Texas, la Virginie, soit un peu plus de 9 millions de personnes, parmi lesquelles 3,5 millions d'esclaves "appartenant" à 316 000 propriétaires. (source: Wikipédia*)

Dans son discours d'investiture, le 4 Mars 1861, Lincoln ne cherche pas la rupture, ainsi que le note Doris Goodwin:
" Lincoln commence d'emblée par calmer les inquiétudes des sudistes, citant un discours antérieur dans lequel il assure "qu'il n'a aucune intention, directement ou indirectement, de toucher à l'institution de l'esclavage" dans les Etats où il existe. "Je pense que la loi ne m'en donne pas le droit et que cela n'est point conforme à mon inclinaison". Il poursuit en réaffirmant sa volonté de maintenir la l'autorité fédérale sur l'Union qui, "au regard de la Constitution et des lois" est une Union "intacte". (...) Physiquement parlant, nous ne pouvons nous séparer" (...) "C'est entre vos mains, compatriotes mécontents, et non dans les miennes que repose la question capitale de la guerre civile. Le gouvernement ne vous attaquera pas. Il n'y aura de conflits que si vous êtes vous-mêmes les agresseurs." (13)

Mais ce discours, à la fois modéré et ferme, ne sera pas entendu par les Etats Confédérés. En avril 1861, commencera réellement une guerre civile destructrice qui durera quatre longues années. Le Président Lincoln ne faiblira pas, tant sur le plan militaire que politique. Ce sera l'objet de la seconde partie de ce billet.
 
* clic sur le lien
(1) in "les Américains" de André Kaspi, page 28, éditions du Seuil collection Points Histoire, 1986.
(2) ibid, page 53.
(3) ibid, page 60.
(4) ibid, page 101.
(5) ibid, page 117.
(6) in "le fédéralisme dans les sociétés contemporaines", de Maurice Croizat, page 24éditions Montchrestien, collection Clefs, 1992.
(7) in "Œuvres: de la Démocratie en Amérique", de Alexis de Tocqueville, tome 2, page 3, éditions Gallimard, collection la Pléiade, 1992.
(8 ) in "Œuvres: voyages", de Alexis de Tocqueville, tome 1, page 243, éditions Gallimard, collection la Pléiade, 1991.
(9) in "Lincoln, l'homme qui sauva l'Amérique", de Bernard Vincent, page 54, éditions l'Archipel, 2013.
(10) in "les Américains", d'André Kaspi, page 159.
(11) in "Lincoln, l'homme qui sauva l'Amérique", de Bernard Vincent,page 13
(12) in "les Américains" d'André Kaspi, page 173.
(13) in "Lincoln" de Doris Kearns Goodwin, page 121, éditions Michel Lafon, 2012 (édition 2005 aux Etats Unis.

Soixante ans..... Déja!!!!

 Soixante ans..... Déjà!!!!!