dimanche 1 décembre 2019

la clause du grand père

Dans le cadre de la future réforme des régimes de retraite, nous entendons souvent parler de "la clause du grand père" sans trop savoir de quoi il s'agit.
J'ai creusé pour en savoir un peu plus et je me suis dit que partager cette information pouvait être utile.


Cette expression, à l'origine "clause d'antériorité", remonte à l'année 1869 aux États Unis lors du vote du XV ème amendement qui donnait le droit de vote à tous les citoyens américains nés sur le sol des États Unis, "sans condition antérieure de sa servitude", donc pour tous les citoyens, y compris les anciens esclaves. 

Pour mémoire, la guerre de sécession* a duré de 1861 à 1865. Je me demande toujours pourquoi nous appelons guerre de sécession ce que les américains appellent "The American Civil War", avec des majuscules à chaque mot...


Mais pour voter il fallait avoir une surface minimale de terrain ou savoir lire et écrire la Constitution. Par dérogation, ceux qui ne remplissaient pas ces conditions mais qui avaient un père ou un grand père ayant le droit de vote AVANT 1866 pouvaient voter. Ce qui excluait de fait tous les noirs. 
Cette mesure, appelée alors "clause du grand père" a été abolie par la Cour Suprême en 1915.



En France, le terme est apparu lors de "l'affaire" de la suppression des privilèges des bouilleurs de cru. C'est à dire lorsque l'État, tant pour lutter contre l'alcoolisme que pour récupérer des milliards de francs qui manquaient à ses caisses du fait de cette avantage fiscal, supprima la clause héréditaire, instituée par Napoléon. Mais si cette clause a été supprimée, l'exonération fiscale a été aménagée.


Un bouilleur de cru est une personne qui produit sa propre eau de vie, pure et qui peut là commercialiser lui-même. Il correspond à la définition que donne le code général des impôts dans ses articles 315 et 316: "les propriétaires, fermiers, métayers ou vignerons qui distillent ou font distiller des vins, cidres ou poirés, marcs, lies, cerises, prunes et prunelles provenant exclusivement de leur récolte....qui mettent en œoeuvre des fruits frais provenant exclusivement de leur récolte pour la distillation"(1).


Sous l'ancien régime, tout paysan qui récoltait prunes, pommes, raisins dans sa propriété, était autorisé à distiller pour sa propre consommation, et seulement pour cela. Sans payer la moindre taxe. La Révolution supprima cette possibilité, déjà pour lutter contre l'alcoolisme.


Napoléon, pour plaire à ses soldats, accorda aux bouilleurs de cru une exonération fiscale héréditaire pour les 10 premiers litres d'alcool pur. C'est ce privilège héréditaire qui sera supprimé en 1960 après des débats parlementaires hauts en couleur.


À une époque lointaine, et même encore un peu aujourd'hui, faire son eau de vie était quelque chose de commun dans la mesure où il y avait des raisins, des pommes, des cerises ou des prunes.


Mais si n'importe qui ou presque peut-être bouilleur de cru sur le plan strictement administratif, il en est tout à fait différemment sur la fabrication de la goutte ou de la gnole: il convient alors d'avoir un certain savoir faire. 


Il faut faire chauffer l'eau à la bonne température pour que les fruits ne brulent pas au fond de la cuve. Au bout de deux heures, si l'alcool sort à 65°, c'est parfait. Mais ce premier breuvage, "la blanquette" est imbuvable et il faut alors, après avoir nettoyé l'alambic de fond en comble, faire une deuxième chauffe. Il faut ensuite laisser l'alcool prendre l'air pendant trois semaines.


Même si elle est bien sûr moins répandue, cette tradition existe encore: il existe plusieurs milliers d'alambics autorisés en France.


Dans le Jura et l'Ain, 362 personnes bénéficient encore du fameux privilèges, certes surveillés comme le lait sur le feu par les services douaniers. Chiffres bien sûr en baisse puisque le privilège fiscal a été supprimé en 1962. Encore que cette disposition a été à plusieurs reprises modifiée sous la pression de divers lobbies agricoles auprès des députés.



photo du blog avec ce qu'il faut de nostalgie: https://espritdepays.com/dordogne/metiers-dhier-et-daujourdhui/un-vieux-metier-le-distillateur-ambulant

Supprimer et modifier ces privilèges héréditaires et fiscaux n'a pas été une mince affaire. Les syndicats agricoles ont su faire entendre leur voix auprès des électeurs et donc des différents élus.

Il y avait en France plusieurs millions de bouilleurs de cru, particulièrement dans l'ouest de la France, dans une mesure moindre dans le midi et l'est. (voir la carte ci-dessous)
Cette profusion d'alcool entraine un alcoolisme dénoncé depuis très longtemps par le corps médical et par une bonne partie de la société. 


Une enquête faite par plusieurs chercheurs en 1958 révèle que les internements en hôpitaux psychiatriques sont bien plus élevés dans les cantons où résident une forte densité de bouilleurs de cru. (2)


Modifier le régime fiscal de ces bouilleurs de cru a été une entreprise difficile, voire risquée pour les législateurs. Ainsi, cette question écrite du sénateur du Morbihan, Joseph Kergueris le 27 octobre 2005: "il serait souhaitable de revenir à la situation antérieure pour les bouilleurs de cru bénéficiant de l'allocation en franchise, à savoir le droit à vie auquel nos anciens sont très attachés, tout en maintenant la réduction de la taxe pour les récoltants non titulaires de la franchise. Par ailleurs, la suppression brutale de la franchise mettra fin à l'activité de nombreux distillateurs ambulants qui perpétuent une tradition et font partie du paysage de nos campagnes. Il souhaite qu'il lui indique son sentiment et ses intentions relatives à cette proposition des anciens agriculteurs, bouilleurs de cru, âgés de quatre-vingts ans et plus."(3)
La réponse du ministre de l'économie un mois plus tard: "La mesure arrêtée dans la loi de finances pour 2003 vise à concilier les préoccupations de santé publique, liées notamment à la lutte contre l'alcoolisme."(3)


Donc, modifier puis supprimer les privilèges et exonérations fiscales n'a pas été facile et a demandé des volontés politiques et sociétales fortes. Voir à ce sujet le compte rendu intégral de la séance du 2 décembre 1959 à l'Assemblée Nationale. (Journal Officiel du 3 décembre 1959) http://archives.assemblee-nationale.fr/1/cri/1959-1960-ordinaire1/062.pdf

nombre d'électeurs masculins pour 1 bouilleur de cru dans 61 départements sur 90: 1 bouilleur de cru pour 2 à 4 électeurs en 1958
Pour revenir à l'expression utilisée actuellement dans les débats sur la réforme des retraites, certains élus proposent de ne faire entrer dans les nouvelles dispositions que les nouveaux entrants sur le marché du travail, ce qui signifie que les salarié(e)s qui travaillent actuellement ne seraient pas concerné(e)s par la réforme. 

D'ou le lien avec la clause du grand père propre au privilège des bouilleurs de cru.






(1) in l'Humanité du 7 janvier 2008.
(2) in la revue "population, 132 ème année, n° 3, 1958, éditions Persée.
(3) in https://www.senat.fr/questions/base/2005/qSEQ051020083.html

1 commentaire:

  1. Merci pour ces rappels et ces illustrations.
    Je me souviens que, dans les années soixante, mon père, bouilleur de cru acharné, et dernier bénéficiaire héréditaire de l’exonération fiscale des 10 l d'alcool pur, participa à la seule manif de sa vie à l'occasion d'une de ces protestations contre la suppression de ce "privilège".
    Encore l'autre jour, discutant par hasard de cette question avec un voisin villageois, je me fis expliquer qu'il était un peu curieux que l'on permît à un propriétaire d'arbres fruitiers de faire gratuitement de ses fruits ce qu'il voulait pour son usage (confiture, tartes, ou pourriture) sauf de l'alcool. Je ne disposais pas alors de l'argument mettant en corrélation le privilège des bouilleurs de crus et la pathologie mentale :-)
    Bien à vous !

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