dimanche 7 janvier 2018

l'affaire Dreyfus (1): 5 janvier 1895: la dégradation du capitaine Alfred Dreyfus

la dégradation du capitaine Dreyfus

Le 22 décembre 1894, le capitaine Dreyfus était condamné par le conseil de guerre à « la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée, à la destitution de son grade et à la dégradation militaire. »


C’est cette dégradation elle-même, le 5 janvier 1895 et ce qui l’a amenée, qui fait l’objet de mon billet d’aujourd’hui. Pour cela, je me suis plongé dans plusieurs ouvrages de ma bibliothèque, mais aussi, bien sûr sur internet, sans toutefois abuser de « wiki ».
Mais avant d’arriver à cette journée de décembre, il me faut remonter quelques années en arrière et reprendre la chronologie de cette affaire, ainsi que situer Alfred Dreyfus et dans son contexte et dans son époque.

Alfred Dreyfus




Il est né à Mulhouse le 9 octobre 1859. Mulhouse – donc l’Alsace – était encore française à cette époque. Après l’annexion de la province par l’Allemagne, les parents Dreyfus choisissent la nationalité française et déménagent à Paris. Dreyfus est reçu en 1878 à l’école Polytechnique. En avril 1892, il est diplômé de l’école de guerre et est affecté à l’état-major de l’armée.

L’époque est à l’antisémitisme virulent, d’une violence inouïe. Dans la préface du livre que Dreyfus a consacré aux années 1894 – 1899, Pierre Vidal-Naquet* écrit: « la campagne de la Libre Parole en 1892 contre les officiers juifs de l’armée française et la série de duels, avec mort d’hommes, qu’elle avait provoquée. »(1)

Jean Denis Bredin* dans « l’Affaire » se livre à une analyse très fouillée de la société française de ces années-là: « mais les vraies raisons de la fièvre antisémite sont sans doute à rechercher dans un grand désarroi des esprits. (…) Les nouvelles formes économiques et politiques que revêt la société française suscitent chez tous ceux qui sont attachés à l’ordre ancien, ou qui souffrent des changements, l’anxiété, la peur, et souvent la colère: ce désarroi incite à rechercher des responsables. (…) On se révolte contre les nouveaux modes de vie qu’engendrent le progrès technologique et la société industrielle, contre l’exode rural et l’exploitation ouvrière, mais aussi contre les difficultés que causent aux entreprises et aux commerçants le développement du capitalisme, contre la dure loi des banques, contre la misère des uns, la ruine des des autres, l’écrasement de tous les « petits » par un système économique inhumain et insolent. On se révolte contre la démocratie (…) contre le principe d’égalité, contre le système parlementaire, contre le gouvernement des avocats bavards et impuissants. On se révolte contre le refus de Dieu, le principe de laïcité, la destruction des vertus chrétiennes, l’ébranlement de l’influence catholique. (…) L’intellectuel déraciné, le vagabond sans patrie, le Juif errant, le capitaliste international deviennent également détestables. (…) On en appelle au chef,qui incarne les vertus de la race. (…) On se méfie de l’intelligence critique. On exalte la virilité. (…)
Car seul un vaste complot peut expliquer la décadence moderne. Les Juifs – et à un moindre degré, les Protestants et les francs-maçons – en sont les inspirateurs ou les organisateurs. Errant, le juif est par nature sans patrie. Marchand, il est loin du sol. »
(2)

Tout est dit. La société française actuelle n’est-elle pas traversée des mêmes interrogations, des mêmes peurs, en y ajoutant un bouc émissaire supplémentaire?

Qui sont ces antisémites militants? Je n’en citerai que quelques uns parmi les plus connus:

Arthur de Gobineau


Arthur de Gobineau*, au travers de son oeuvre majeure, « essai sur l’inégalité des races humaines » développe l’argument, à savoir qu’il y a une opposition fondamentale entre sémites et aryens, argument repris par Wagner et plus tard par les nazis.


Edouard Drumont


– Edouard Drumont* fonde le journal « la Libre Parole »* en 1892 avec comme sous titre « la France aux Français », après avoir publié « la France juive » en 1886, livre tiré à plus de 60 000 exemplaires la première année et réédité 150 fois! Dès l’introduction, Drumont écrit: « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif. Tout vient du Juif ; tout revient au Juif. » (3)


Maurice Barrès
– Si l’antisémitisme de Maurice Barrès* est moins violent que celui de Drumont, il n’en reste pas moins qu’il est un des chefs de file des anti dreyfusards. Ainsi, écrit-il dans « la parade de Judas »: « Qu’ai-je à faire avec le nommé Dreyfus? Il n’est pas de ma race. Il n’est pas né pour vivre socialement. » A ses yeux, Dreyfus n’est pas français: « Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès lors, comment la trahirait-il? Les Juifs sont de la patrie où ils trouvent leur plus grand intérêt. » (4)

Léon Daudet


– Léon Daudet*, anti dreyfusard lui aussi, écrit dans le Figaro, en parlant de Dreyfus: « il n’a plus d’âge. Il n’a plus de nom. Il est couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto » (5)

Sans oublier « La Croix », journal catholique qui tire à 160 000 exemplaires par jour en 1895 et qui sera de tout les combats anti dreyfusards.

A gauche de l’échiquier politique, un certain antisémitisme existe: Charles Fourier*, un des penseurs du socialisme utopique, écrit en 1829: « À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admis­sion des juifs au droit de cité. (…) Tout gouvernement qui tient aux bonnes mœurs devrait y astreindre les juifs, les obliger au travail productif, ne les admettre qu’en proportion d’un centième pour le vice : une famille marchande pour cent familles agricoles et manufacturières; mais notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de Juifs, tous parasites, marchands, usuriers, etc. » (6)
Joseph Proudhon, Auguste Blanqui et quelques autres ont été hostiles aux juifs, plus d’ailleurs en tant que banquiers ou industriels, accusés d’être des exploiteurs, voire des prévaricateurs qu’en tant de déicides.

Revenons maintenant aux origines de l’affaire elle-même.



le général Auguste Mercier


En septembre 1894, le ministre de la guerre, le général Mercier*, reçoit un document appelé tout au long de l’affaire le bordereau*. 
Ce bordereau aurait été trouvé, déchiré en plusieurs morceaux,  dans la corbeille à papier de l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Paris, le colonel von Schwartzkoppen*, par la femme de ménage française, une certaine Madame Bastian. Sur ce sujet, les avis des historiens divergent d’autant que le colonel allemand soutiendra qu’il n’a jamais reçu ce bordereau.

Qu’il y avait-il de si important sur ce bordereau?

Des détails techniques sur le canon de 120 et la promesse de fournir le projet de manuel de tir de ce canon. Ces détails n’ont pu être fournis que par un officier de l’état-major, d’où l’ordre de trouver le traitre. N’oublions pas que cela se passe vingt quatre ans après la défaite de 1870 et que l’humiliation de cette défaite est particulièrement vive au sein de l’armée française.

Très vite les soupçons se portent sur Dreyfus. Pourquoi? Il était stagiaire au sein de l’EM et avait pu avoir connaissance des projets secrets de ce canon. 
Ensuite, une analyse graphologique effectuée par le commandant du Paty de Clam*, graphologue amateur, affirme que l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus sont identiques, « malgré certaines dissemblances ».
Il y aura d’autres expertises, dont celle d’Alphonse Bertillon* qui conclut très vite que Dreyfus est celui qui a écrit le bordereau, mais avec tant d’imprécisions et de légèreté que Jean-Denis Bredin consacre à cet homme un chapitre qu’il nommera « les Bertillonnades ».
Un autre expert, de la Banque de France, Gobert rendait des conclusions opposées à celles de Bertillon.


colonel du Paty de Clam


Le 13 octobre, Dreyfus est convoqué, « en tenue bourgeoise », à l’EM de l’armée. va lui dicter une lettre qui reprend les termes du bordereau. Il aurait tremblé affirme du Paty qui procède aussitôt à son arrestation: « Aussitôt la dictée terminée, le commandant du Paty se leva et, posant la main sur moi, s’écria d’une voix tonnante: « au nom de la loi, je vous arrête; vous êtes accusés de haute trahison. » La foudre tombant à mes pieds n’eût pas produit en moi une commotion plus violente; je prononçais des paroles sans suite, protestant contre une accusation aussi infâme que rien dans ma vie ne permettait de justifier. » (7)

Le 29 octobre, l’affaire est révélée par la Libre Parole, le journal de Drumont, et elle va faire l’objet d’une campagne de presse d’une rare violence contre Dreyfus.
Une instruction à charge est menée par l’EM qui craint un acquittement devant la fragilité du dossier.

Le procès de Dreyfus devant le Conseil de guerre s’ouvre le 19 décembre 1894 sous la présidence du colonel Maurel. Le commissaire du gouvernement réclame le huis clos qui est accordé aussitôt. La presse antisémite le réclamait à cors et à cris: « le huis clos est notre refuge inexpugnable contre l’Allemagne » titrait le Petit Journal, alors que Le Figaro, lui, titrait: « le huis clos ne servirait qu’à prolonger le scandale. »

Les experts témoignent: Bertillon parle déjà de coupable en désignant Dreyfus. Gobert expose ses conclusions. Les témoins à charge défilent et accablent l’accusé.
lieutenant colonel Henry
Parmi ceux-ci le commandant Henry*:
il révèle que l’un de ses informateurs lui a confirmé que le traitre appartenait au 2ème bureau et affirme en désignant Dreyfus: « le traitre, le voici.« 

Après le réquisitoire et la plaidoirie, les juges se retirent pour délibérer. C’est alors que le ministre la guerre fait porter au président du tribunal une enveloppe contenant des document fabriqués de toutes pièces contre Dreyfus. Cela suffit à convaincre les juges  pour condamner Alfred Dreyfus.

Toute la presse se réjouit. Georges Clemenceau qui sera par la suite un des plus ardents défenseurs de Dreyfus écrit le 25 décembre dans La Justice: « Il n’a donc pas de parent, pas de femme, pas d’enfants, pas d’amour de quelque chose, pas de lien d’humanité, ou d’animalité même, rien qu’une âme immonde, un coeur abject. » (8) Même Jean Jaurès, le grand Jean Jaurès s’interroge s’il ne fallait pas rétablir la peine de mort pour le crime de haute trahison comme le proposait le ministre de la guerre à la Chambre dès le 25 décembre!

Alfred Dreyfus sera dégradé le 5 janvier dans la cour de l’École militaire devant des détachements de la garnison de Paris, des diplomates et des journalistes. Plusieurs milliers de personnes, à l’extérieur de l’École, assistent au supplice.

Le général Darras, à cheval, prononce les « mots sacramentels:  » Alfred Dreyfus, vous n’êtes plus digne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. » Dreyfus crie son innocence: « Soldats! On dégrade un innocent! Soldats, on déshonore un innocent! Vive la France! Vive l’Armée! » (9)

Dans son livre, il racontera la dégradation elle-même: « un adjudant de la garde républicaine s’approcha de moi. Rapidement, il arracha boutons, bandes de pantalon, insignes de grade du képi et des manches, puis il brisa mon sabre. Je vis tomber à mes pieds tous ces lambeaux d’honneur. Alors, dans cette secousse effroyable de tout mon être, mais le corps droit, la tête haute, je clamais toujours et encore mon cri à ces soldats, à ce peuple assemblé: je suis innocent! » (10)

La foule crie à mort le traitre! Lâche! Judas! Sale juif! La presse antisémite exulte!

Dreyfus dans sa cellule
Le 14 avril Dreyfus arrivera à l’ile du diable, en Guyane où il restera enfermé dans des conditions lamentables jusqu’au 9 juin 1899 après que la Cour de Cassation ait cassé et annulé le jugement du conseil de guerre du 22 décembre 1894.




L’honneur de l’armée est sauf, affirment les antidreyfusards. Sauf que cet honneur, il a été sali par les mensonges de ceux-là même qui avaient pour tâche de le faire vivre!

Ainsi se termine la première partie d’une affaire qui a marqué notre histoire. Heureusement, des hommes d’honneur se sont levés pour mettre en cause ce procès inique: Zola, Clemenceau, Jaurès, Picquart, Scheurer-Kestner, Mathieu Dreyfus, Lazare, Blum et tant d’autres.



Sources:

(1) « cinq années de ma vie 1894-1899 » d’Alfred Dreyfus, préface de Pierre Vidal-Naquet, éditions  La Découverte/Poche, 2006, page 9;
(2) « l’affaire » de jean Denis Bredin, éditions Fayard/Julliard pour GLM, 1993, pages 43 – 44 – 45;
(3) Wikisource, « l’encyclopédie libre*« , Drumont Edouard;
(4) « l’affaire », pages 17 – 19
(5) »l’affaire Dreyfus; la République en péril » de Jean Birnbaum, éditions Découvertes Gallimard, 2004, page49;
(6) « Le nouveau monde industriel et sociétaire (1829), Section VI, Chapitre XLVIII, «Caractères de dégénération de la 3ème phase» de Charles Fourrier;
(7) « cinq années de ma vie », page 57;
(8)  « l’affaire », ibid page 140;
(9)  « l’affaire » page 13
(10) « cinq années de ma vie » page 78;

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