Dans mon précédent billet consacré à l'isoloir, j'écrivais, à propos du suffrage universel que "certains beaux esprits ne le considèrent pas comme étant l'élément central de la Démocratie".
Je ne croyais pas si bien dire. En effet, j'ai lu hier, dans le Nouvel
Obs n° 2476 du 19 avril 2012, page 102, un interview de Jacques Rancière, philosophe, élève de Louis Althusser et professeur émérite à Paris VIII.
Le titre de l'entretien reprend une phrase de Mr Rancière: "l'élection, ce n'est pas la démocratie." Voilà qui a le mérite de la clarté. Alors, je me suis imposé la lecture du premier au dernier mot de cet entretien.
J'ai mis le lien qui vous emmène directement sur le site de
l'hebdo où vous pourrez lire l'intégral de cet interview. Je me
contenterai ici d'en souligner les incohérences et les approximations,
sans me prétendre un seul instant être au niveau de cet universitaire.
Cela posé, pour être universitaire, il n'en est pas pour autant
infaillible.
Il considère que "dans son principe comme dans son origine historique, la représentation est le contraire de la démocratie. Il remonte pour étayer cette affirmation à Athènes où "le mode normal de désignation était le tirage au sort... afin d'empêcher l'accaparement du pouvoir par ceux qui le désirent." Certes la démocratie athénienne est la mère des Démocraties, mais l'époque à laquelle Rancière se
réfère, pour être citoyen, il faut être un homme, né de père athénien.
Les femmes, les esclaves ne ne sont donc pas membres de cette communauté
démocratique. Donc, me semble t-il, une référence pour le moins
équivoque.
le journal "le Peuple" du 14 avril 1848 |
Plus loin, il poursuit sa remontée dans le temps: "L'élection
d'un président comme incarnation directe du peuple a été inventée en
1848 contre le peuple des barricades et des clubs populaires et
réinventée par de Gaulle pour donner un "guide" à un peuple trop
turbulent." En 1848, après le renversement de Louis Philippe
1er, par un soulèvement populaire, les révolutionnaires proclament la
Seconde République, rétablissent le suffrage universel direct et secret,
décident de l'élection d'une Assemblée Constituante qui sera élue à ce
nouveau suffrage universel. Laquelle Constituante prévoira l'élection
d'un Président de la République par les électeurs. Nous ne
sommes pas tout à fait dans le cadre des affirmations de J. Rancière,
sauf à dire que les révolutionnaires "ont agi contre le peuple des barricades et des clubs populaires" et que, renversant la Monarchie de Juillet, ils n'étaient que des révolutionnaires de pacotille, à la solde "d'une classe de politiciens dont les fractions opposées partagent tour à tour le pouvoir des compétents" comme il l'affirme.
Puis, lorsque le journaliste lui demande si, F. Hollande
promettant d'être un président "normal" et N. Sarkozy de "rendre la
parole au peuple", ils prenaient acte des insuffisances du système
représentatif, Rancière botte en touche: Hollande? "il sera l'incarnation suprême d'un pouvoir du peuple, légitimé pour appliquer les programmes définis par des petits groupes d'experts compétents"; Sarkozy? "sa déclaration est franchement comique: par principe, la fonction présidentielle est celle qui rend inutile la parole du peuple." Même J.L. Mélanchon n'échappe pas la volée de bois vert: "l'opération
Mélanchon consiste à occuper une position marginale qui est liée à la
logique du système: celui du parti qui est à la fois dedans et dehors."
Comprenne qui pourra de ce galimatias de lieux communs, surprenant
malgré tout dans la bouche d'un universitaire, fut-il émérite.
Quand le journaliste l'interroge sur le fait que Marine Le
Pen et Jean Luc Mélenchon sont souvent accusés de populisme, la réponse,
bien qu'alambiquée est surprenante: "la
notion de populisme est faite pour amalgamer toutes les formes de
politique qui s'opposent au pouvoir des compétences auto proclamées et
pour amener ces résistances à une même image: celle du peuple arriéré et
ignorant, voire haineux et brutal." Il oublie quand même
les grands ancêtres du populisme, les références en quelque sorte, les
Hitler, Staline, Mussolini et tant d'autres. Il se laisse aller là un
trait bien commun à bien de ces gens qui prennent de l'Histoire ce qui
les intéresse pour en faire des points d'appui à des démonstrations
hasardeuses; pourtant, l'équation est simple: le populisme est-il un
concept à géométrie variable que l'on arrange selon son humeur ou ses
choix politiques?
allégorie du Suffrage Universel |
Pour Jacques Rancière, "le
suffrage universel est un compromis entre les principes oligarchiques et
démocratiques. Nos régimes oligarchiques ont malgré tout besoin d'une
justification égalitaire." Pour mémoire un régime oligarchique est "un régime où commande un petit nombre et qui exerce le pouvoir" (1). On
voit par là qu'il n'hésite pas à enfoncer des portes ouvertes: bien sûr
le pouvoir est exercé par un groupe restreint mais élu: imagine t-on le
pouvoir exercé autrement? En tout cas, il ne le dit pas.
Il préfère reprendre un thème plutôt flou, celui de "l'acte politique fondamental". Flou
parce que c'est une "auberge espagnol" que ce thème: on peut y mettre
ce que l'on veut suivant son engagement partisan. Pour lui, "c'est la manifestation du pouvoir de ceux qui n'ont aucun titre à exercer le pouvoir." Sauf
que ni lui ni personne n'ont pas encore défini qui étaient ces gens qui
n'ont aucun titre... Il se réfère aux indignés, aux printemps arabes;
dans le premier cas, leurs premières faiblesses, justement faces aux
pouvoirs en place, c'est leur refus de s'organiser, leurs refus obstinés
et suicidaires de toute représentation organisée. Pour ma part, je
déplore ces blocages, ces refus: nos sociétés auraient bien besoin de
nouveaux apports, de nouvelles idées. Mais, ce n'est pas pour demain.
Quant aux printemps arabes, laissons le temps au temps! D'autant que les
uns n'ont pas les mêmes causes et encore moins les mêmes effets que les
autres. Sauf à considérer que nous vivons dans des dictatures.
les indignés new yorkais en novembre 2011 |
Plus loin, il affirme que "l'acte
politique s'accompagne toujours de l'occupation d'un espace que l'on
détourne de sa fonction sociale pour en faire un lieu politique... Bien
sûr, ces mouvements n'ont pas été jusqu'à donner à cette autonomie
populaire des formes politiques capables de durer: des formes de vie,
d'organisation et de pensée en rupture avec l'ordre dominant." D'où l'impuissance de mouvements comme ceux des indignés qui, d'une certaine façon, refusent eux aussi le suffrage universel.
Invoquant "l'histoire de la gauche qui est celle d'une trahison perpétuelle", il conclut: "alors non, je ne crois pas que j'irai voter."
Jacques Ranciere, comme tout un chacun, est libre de
voter ou de ne pas voter. Il est même surprenant qu'il se pose encore
la question dès l'instant où il estime que "l'élection, ce n'est pas la démocratie".
Sauf que c'est quand même un peu facile d'avoir de telles affirmations.
Parce que, qu'on le veuille ou non, il faut gouverner. Et gouverner,
c'est parler, discuter, négocier et puis à un moment donné, c'est
choisir puis agir. C'est le cas dans toutes les sociétés, c'est aussi le
cas dans nos vies personnelles: au temps de la discussion vient
obligatoirement le temps de l'action. Celui qui sera élu président
dimanche prochain sera dans ce scénario. Il nous aura auparavant proposé
son programme et chacun d'entre nous aura voté et choisi en fonction de
ses préférences partisanes ou de ses intérêts.
Et
cela, n'en déplaise à Jacques Rancière, passe par l'élection, par le
suffrage universel secret et direct. Quand je lis ses arguments, je ne
peux m'empêcher de penser à toutes celles et tous ceux qui, à travers le
monde, sont persécutés, emprisonnés, torturés, assassinés pour,
justement avoir ce droit fondamental, inséparable de la liberté: celui
de voter. Et je me dis qu'en faisant la fine bouche, en faisant les
difficiles, certains d'entre nous se conduisent comme des enfants gâtés
qui ont tout eu et qui se révèlent tels qu'ils sont: de misérables
égoïstes!
Pour conclure, permettez moi de paraphraser Winston
Churchill: "le suffrage universel est le pire des systèmes à l'exception
de tous les autres."
(1) in "le Robert, dictionnaire historique de la langue française",
sous la direction de Alain Rey, éditions Robert Laffont, page 1470
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire