Je ne sais plus dans quel ouvrage, Adam Smith* a écrit: "le pauvre est un objet désagréable."
Il n'imaginait sans doute pas que près de trois siècles après sa
naissance, sa formule serait encore d'actualité. Et pour remonter un peu
plus loin, la Bible ne dit-elle pas que si les pauvres sont pauvres
dans ce monde terrestre, dans l'autre monde, celui du ciel, ils seront
en quelque sorte récompensés. Cela a permis, au cours des siècles, de
donner bonne conscience aux riches et aux moins riches ainsi qu'aux
églises et aux religieux, même si certains d'entre eux ont fait voeu de
pauvreté.
Aujourd'hui, il y a encore et toujours des pauvres. Et même beaucoup. Mais pour certains, le pauvre n'est d'abord qu'un assisté. Et d'une certaine façon, responsable de sa propre pauvreté. Certes, les choses ne sont pas dites aussi clairement, mais enfin, c'est largement sous entendu.
L'UMP, le principal parti d'opposition, dans son séminaire du 18 décembre 2013* affirmait dans la première partie de son document, article 6, vouloir "en finir avec l'assistanat".
Bien évidemment, le mot pauvreté ne figure pas dans ce projet.
Je cite ce parti puisqu'il a la volonté de gouverner la France, mais il
n'est pas le seul dans cette optique: nombre d'associations, de "think
thank", de cercles d'économistes et j'en oublie, ont ce projet
d'éradiquer l'assistanat sans jamais évoquer la pauvreté. Des
hebdomadaires, des quotidiens et moult revues dénoncent à longueur de
colonnes l'assistanat, qu'un ancien ministre qualifie de "cancer"...
Mais avant que d'aller plus loin, quelques chiffres cités par l'Observatoire des Inégalités du 21 octobre 2013*.
Je ne vais pas rentrer dans le détail des chiffres (voir le lien vers
l'Observatoire) mais nous avons dans notre beau pays, cinquième
puissance économique mondiale, entre 5 et 8,5 millions de pauvres,
c'est-à-dire ayant des revenus compris entre 814€ et 977€ par mois pour
vivre! Quand on sait les prix des loyers pour ne citer qu'eux, il n'est
nul besoin d'en rajouter!
Dans la seconde moitié du XIX ème
siècle, au moment de ce que l'on a appelé la "révolution industrielle",
la pauvreté était l'ordinaire de la paysannerie et de la classe
ouvrière. Il suffit de lire ou relire Emile Zola ou Charles Dickens
pour en être persuadé.
Nous retrouvons, dès le début de XIX ème, des scientifiques, des économistes n'hésitant pas à affirmer que « La somme des bienfaits à attendre de l’établissement d’une assistance obligatoire aux pauvres sera plus que dépassée par l’ensemble des méfaits que cela produira.
Margaret Loane, une lady anglaise déclare, à peu près à cette époque: "Peu de personnes réalisent l’importance du prélèvement que les pauvres opèrent sur leurs propres ressources ; les sommes gaspillées par insouciance, ignorance, crédulité ou par une suspicion hors de propos, et celles qui le sont par un manque de tempérance, de clairvoyance ou d’autodiscipline (...) pourraient fournir un excèdent budgétaire temporaire même à un gouvernement progressiste..."
J'ai trouvé ces deux citations dans un article écrit en 1999 dans "Cultures et conflits*" par Jacques RODRIGUEZ*,
où il fait un parallèle saisissant entre les conséquences de la
politique économique et sociale conduite par Margareth Thatcher, alors
Premier Ministre, et les analyses pseudo scientifiques d'économistes et
de dirigeants politiques britanniques tout au long du XIXème siècle.
Mon propos aujourd'hui est de rappeler que les théories du XIXème siècle concernant la pauvreté sont reprises à notre époque, théories que l'on habille habilement d'un discours économique et vertueux, opposant le plus souvent ceux qui travaillent en gagnant le SMIC à ceux qui, "volontairement", ne travaillent pas et se contentent du RSA, lequel RSA, augmenté de différentes allocations, n'incite pas leurs bénéficiaires à travailler, mais au contraire, à ne rien faire. Donc, ces derniers sont, à l'évidence, des fainéants, des profiteurs. Et s'ils sont pauvres, c'est bien de leur faute!
Eric Brunet*, qui se qualifie lui-même de polémiste, ne dit rien d'autre quand il affirme dans son livre: "Cependant, grâce à leur statut, les bénéficiaires des minima sociaux ont droit à de nombreux avantages que n’ont pas forcément les smicards : gratuité ou réduction sur les transports en commun, les cantines, les crèches ou les centres aérés, services de garde, tarifs sociaux du téléphone ou de l’électricité. À Paris, certains peuvent même prétendre à la coiffure à domicile."
Et bien sûr, à sa manière, de chiffrer dans la foulée ce que coûtent tous ces abominables profiteurs aux budgets des Conseils généraux.
Un parti," la droite forte*", dans son "thème numéro 1" titre: "la lutte contre les fraudes et l'assistanat" se propose de "protéger les français honnêtes"I Rien de moins: "Nous proposons donc d’éradiquer la fraude et d’être intraitables avec tous ceux, assistés sociaux, tricheurs professionnels ou patrons voyous, qui violent impunément nos lois et nos valeurs." Chacun sait ce qu'est un patron voyou, mais qui sont les "assistés sociaux"? Les "tricheurs professionnels"? On a la réponse dans la proposition numéro 6: "6- supprimer la CMU, véritable passoire à fraudes, et la remplacer par une « carte de santé départementale » contrôlée et plafonnée : la dépense maximale d’un bénéficiaire de la nouvelle carte de santé ne pourra pas excéder la dépense moyenne d’un travailleur qui cotise. Or, aujourd’hui, un bénéficiaire de la CMU dépense plus de 20% de plus qu’un affilié au régime de base. Le coût de la CMU, évalué à 6 milliards d’euros, a explosé en dix ans. Il faut mettre fin à ces dérives pour mieux aider ceux qui le méritent vraiment". C'est très clair: celui qui est visé, c'est l'assisté, le pauvre, celui qui profite du système!
Une autre droite, la "droite populaire*", y va, elle aussi, de son couplet contre l'assistanat en mettant en place toute une batterie de contrôles bureaucratiques via des registres et des cartes diverses et variées.
Il y a même une "droite sociale" qui se propose, elle aussi, de combattre l'assistanat: "Nous proposons le plafonnement des prestations sociales à 75 % du SMIC : pour les travailleurs modestes de notre pays, il est insupportable de constater que certains individus, en cumulant différentes prestations sociales (RSA, CMU, allocations familiales, aides au logement) et les droits connexes (réductions tarifs énergie, exo redevance télé, gratuité transports…), disposent de moyens financiers similaires." Là encore, ce groupuscule emmené par un ancien ministre assimile sans vergogne tous les bénéficiaires du RSA à des tricheurs.
En mars 2012, Mme Le Pen déclarait dans un discours: « Nous devons rompre avec l’assistanat et retrouver l’esprit d’entreprise, la richesse, la dignité, l’honneur du travail. » Et dans la foulée de promettre la création d'un "secrétariat d'Etat à la fraude sociale." Il est vrai que quelques temps auparavant elle affirmait le contraire: "Le RSA est un minimum auquel ont légitimement droit de nombreux Français particulièrement démunis, et il apparaît totalement stupide de vouloir réduire les revenus de ceux qui ne font aujourd’hui que survivre : femmes seules élevant des enfants, jeunes couples au chômage, séniors jetés du marché du travail." Allez comprendre!
Dans un billet écrit sur ce blog en mai 2011, "salauds de pauvres",
je revenais sur les propos de Mr Wauquiez, alors ministre des Affaires
Européennes, et qui proposait de faire travailler gratuitement les
titulaires du RSA, au prétexte que ne pas travailler rapportait plus que
de travailler. Ses propos étaient tellement faux, tellement mensongers
que je n'ai eu aucun mal à en démontrer le ridicule! Pour autant, les
mêmes arguments sont encore à l'honneur, comme le montrent les extraits
cités plus haut.
En période de crise, il est facile pour tout ce qu'une société compte de démagogues et de populistes de dresser les citoyens les uns contre les autres, en s'en prenant bien évidemment aux plus fragiles, au plus démunis, bien en peine de se défendre face à ces torrents de contre vérités, de mensonges et de manipulations.
Pour autant, je ne suis ni naïf ni binaire. Je sais autant que n'importe qui que certains usent et abusent du système; mais est-ce une raison pour remettre en cause ce système qui aide ceux qui en ont besoin?
Il est vrai qu'il est plus facile de crier haro sur le fraudeur au RSA, sur le tricheur du chômage, sur le profiteur des restos du coeur que de s'en prendre aux cols blancs financiers qui fraudent le fisc, qui manipulent le cours des monnaies, qui spéculent honteusement oui qui déclenchent les catastrophes financières à force de cupidité, d'arrogance et d'incompétence. Oui, plus facile! Et il est vrai également qu'il est délicat pour ces gens de critiquer ceux qui inspirent leurs pensées politiques!
Et chacun de réclamer des "réformes", un autre des mots magiques de notre époque. Mais avez-vous remarqué que les réformes à mettre en oeuvre sont toutes, sans exception, des retours en arrière: recul de l'âge de départ à la retraite; baisses des prestations sociales; limitation, voire suppression des remboursements de la sécu; baisse des pensions de retraite; suppression du code du travail; suppression de certains services publics; et j'en oublie de ces "réformes" censées nous remettre dans le "droit chemin", en tout cas celui imposé par cet ultra libéralisme si cher au "tea party" américain et à la "City" de Londres. Oui, un formidable retour en arrière que ces gens-là, au prétexte d'un avenir radieux, veulent pour notre avenir. Et pour leur plus grand profit!
Sans avoir l'air d'y toucher, petit à petit, nous revenons dans cette seconde moitié du XIX ème siècle. C'est insidieux, mais bien réel. Et tout cela, nous dit-on, parce que nous n'avons plus d'argent! "L'Etat providence" serait ruiné. Sauf que, et pour ne prendre que cet exemple, l'Etat a trouvé sans problèmes 4 milliards d'euros - oui, 4 milliards - pour solder les dettes de feu Crédit Lyonnais!!! D'ailleurs, au sujet de cette expression, "Etat providence", je vais d'ici quelques temps, écrire un billet sur cette escroquerie sémantique!
Oui, aujourd'hui, le pauvre est devenu le bouc émissaire, celui que l'on montre du doigt, celui que l'on accuse de toutes les tricheries. On lui donne les miettes, et encore, beaucoup trouve que c'est encore beaucoup, beaucoup trop. Comme disait Coluche: "les pauvres sont indispensables à la société, à condition qu'ils le restent."
Oui, décidément, le pauvre, voilà l'ennemi!
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