Je ne vous apprendrai rien en
écrivant que nous sommes en période électorale et que d'ici la mi-juin,
il nous faudra aller voter trois fois, une pour élire le Président de la
République et deux autres pour élire les députés. Après avoir voté le
22 avril pour le premier tour.
Isoloirs à Vaulnaveys le Haut (38) |
Nous
avons donc pris les bulletins de vote, une enveloppe, glissé le
bulletin dans cette enveloppe, puis nous sommes passés par l'isoloir
avant que d'aller déposer notre enveloppe dans l'urne. Cette procédure,
ces gestes pour remplir notre devoir électoral nous paraissent banals,
anodins, tant ils nous sont familiers.
Pourtant, pour en arriver à cette
banalité, à ces habitudes, il a fallu de longues années et de rudes
combats pour passer d'un vote contrôlé à un vote libre. Un des éléments,
et pas des moindres, de ce vote libre était le passage par l'isoloir.
Il a fallu attendre le 24 juillet 1913 pour qu'une loi, votée à
l'unanimité des députés et sénateurs, impose l'usage de cet "objet
innommé", ainsi que le raillait ses détracteurs.
Je me propose dans ce billet de
vous raconter ces longues années et ces rudes combats. Pour cela, je me
suis référé à un "petit" livre passionnant, "les secrets de l'isoloir",
écrit par Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à Paris Ouest Nanterre. ( "les secrets de l'isoloir, Alain Garrigou, éditions "LE BORD DE L'EAU", 74 pages, 8€)
Du vote contrôlé au vote libre.
Remontons quelque peu dans le
temps. Jusqu'en 1848, le vote était censitaire, c'est-à-dire que ne
pouvaient voter que les hommes qui payaient le "cens", l'impôt sur la
propriété. Donc uniquement des gens riches et sachant lire et écrire.
Inscrit dans la Constitution de
1793, mais jamais appliqué, le suffrage universel libre et secret a
fait l'objet d'un décret le 5 mars 1848, juste après le renversement du
"roi bourgeois" Louis Philippe
et mis en oeuvre lors des premières élections législatives de la II ème
République en Avril 1848. Tous les hommes majeurs pouvaient donc voter!
Ce qui ne s'est pas fait sans opposition: ainsi, dans "la République
souveraine" René Rémond écrit: Les
adversaires dénonceront l'absurdité d'un système qui fait dépendre les
décisions les plus importantes pour l'avenir de la patrie du nombre et
qui, en vertu de la maxime "un homme, une voix", accorde le même pouvoir
à l'illettré et au professeur au Collège de France."(1) Pourtant,
événement considérable, autant par sa portée politique que par la
composition du corps électoral qui passait de 246 000 à plus de... 8
millions d'électeurs!!
« Ça c'est pour l'ennemi du dehors, pour le dedans, voici comme
l'on combat loyalement les adversaires ... »
L'urne et le fusil, gravure de M.L. Bosredon, avril 1848
|
L'élection de l' Assemblée Constituante
en avril 1848 fut assurée par près de 80% du nouveau corps électoral,
même si les trois quarts des élus à cette assemblée appartenaient à
l'ancienne chambre, élue au suffrage censitaire.
Il s'est alors dégagé, en
quelque sorte, un nouveau scénario, plus particulièrement pour les
nouveaux candidats, celui de "faire campagne". Il s'agissait de se faire
connaitre et de faire connaitre son programme. Toutefois, les notables
installés jugeaient indigne cette façon de faire qu'ils assimilaient peu
ou prou à de la corruption. D'autant que la pratique des "agents
électoraux" s'est développée fortement. Ces agents, payés par les
candidats, distribuaient les bulletins, vantaient les mérites de leurs
"clients", mais aussi, n'hésitaient pas à emmener les futurs électeurs
au bistrot du village. Offrir à boire devenait petit à petit une
obligation, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer. Mais,
heureusement, au fur et à mesure que se développait l'usage de la
campagne électorale, le recours à ces "cabaleurs" diminuait pour complètement disparaitre à la fin du XIX ème siècle.
Mais dans une France encore
très rurale, l'émancipation des électeurs n'allait pas vraiment de soi
puisque soumis à de fortes pressions extérieures. Alain Garrigou en
répertorie trois: la pression patronale; la pression cléricale; la
pression gouvernementale. On comprend facilement que pour la première,
c'est le chantage à l'emploi, chantage d'autant plus efficace qu'il n'y
avait quasiment pas de lois de protection des travailleurs; dans la
seconde, les curés n'hésitaient pas à refuser les sacrements ou à
promettre l'enfer à ceux qui oseraient voter républicain ou contre le
notable local. Et même bien souvent à intervenir auprès des épouses,
lesquelles épouses refusaient le devoir conjugal. Ce qui, d'après
l'auteur, contribua longtemps à entretenir l'hostilité des élus
républicains au vote des femmes, trop soumises selon eux aux influences
cléricales. Quant à la pression gouvernementale, elle se manifestait pas
le soutien des préfets aux candidats proches du pouvoir, y compris
républicain.
Mais, me direz-vous, comment
ces pressions pouvaient-elles s'exercer, dès lors que le vote était
libre et secret? De différentes façons, une des plus efficaces et
pratiquées étant les pouvoirs du président du bureau de vote.
La procédure en vigueur à cette
époque obligeait l'électeur à donner son bulletin de vote au président,
lequel président introduisait le bulletin dans l'urne électorale. Mais
les bulletins, tous différents puisque payés par les seuls candidats,
étaient facilement reconnaissables et permettait au président de savoir
pour qui l'électeur avait voté. On voit par là que le secret du vote
n'était donc que théorique, d'autant que le président du bureau de vote
et ses assesseurs n'étaient jamais choisis au hasard, mais en fonction
des influences des notables locaux.
Le vote n'était donc plus vraiment contrôlé, mais il n'était pas encore secret. D'où la nécessité de réformer la procédure.
La bataille de l'isoloir.
Les fraudes étaient alors, sinon
massives, du moins très importantes: bourrage des urnes, achat de votes,
bulletins annulés par le président du bureau. Certes, en début de
chaque législature, une commission parlementaire examinait les résultats
et parfois annulait certaines élections.
Dès les années 1860, des élus
républicains décidèrent qu'il fallait assurer une réelle liberté du
vote, en renforçant le secret de ce vote et qu'il fallait donc modifier
en profondeur la procédure. Donc, en premier lieu, non seulement imposer
le vote sous enveloppe, mais aussi mettre en place un isoloir où
l'électeur pourrait en toute tranquillité mettre son bulletin (tous
désormais identiques) dans l'enveloppe et glisser lui-même cette
enveloppe dans l'urne électorale.
isoloirs à NYC en 1900 (au fond à gauche) |
Les
premiers isoloirs furent installés en Australie dès 1857, aux USA en
1891, en Allemagne en 1903, en Belgique en 1877, au Royaume Uni en 1872,
même si pour ces deux derniers Etats, le vote était encore censitaire.
En France, la première
proposition date de 1863. Les oppositions se déclarèrent très vite,
aussi diverses que nombreuses. Certaines d'entre elles venant de députés
élus dans des circonstances douteuses. L'humour, l'ironie furent des
armes aux mains des opposants en affublant l'isoloir de divers
sobriquets: "cabanon, cellule, roulotte, objet innommé, couloir
d'écoulement..." Toute une panoplie donc, destinée à ridiculiser et
l'objet lui-même et son utilisation.
Les partisans de la réforme ne baissaient pas pour autant les bras. En 1882, le sénateur Léonard CORENTIN-GUYHO, dans un rapport, proposa une nouvelle ébauche de réforme où bulletin de vote sous enveloppe et isoloir seraient liés: "l'Electeur
prend lui-même une enveloppe dans une corbeille sous les yeux du bureau
et le bureau veille à ce qu'il n'en prenne qu'une seule (non gommée).
Dans les angles de la salle, il sera disposé un ou plusieurs isoloirs au
moyen de rideaux, paravents ou cloisons en planches dérobant
entièrement l'Electeur au regard, dans lequel les Electeurs ne seront
admis que l'un après l'autre et où l'Electeur devra introduire le
bulletin apporté par lui dans l'enveloppe uniforme. Après quoi, il
devra sans désemparer venir lui-même déposer directement son enveloppe
dans l'urne."(2) On ne saurait être plus précis. Pas plus que les
autres, cette proposition ne fut retenue. Il y eut d'autres débats, tout
aussi infructueux.
Finalement, le 24 juillet 1913,
la loi instituant les éléments phares de la réforme du code électoral
fut promulguée, après avoir été votée à l'unanimité à la Chambre des
députés et sans décompte au Sénat!
Il avait donc fallu plus de
cinquante ans, des centaines d'heures et des dizaines de débats pour en
arriver là, qui plus est à l'unanimité. On peut, légitimement, se poser
la question de savoir pourquoi cela avait prit tant de temps.
Alain Garrigou nous propose plusieurs pistes:
- une réaction de castes de la part de parlementaires pour qui "l'honneur exige la visibilité". (page 43) C'était, pour certains d'entre eux, une procédure humiliante. Ainsi, Théodore Girard en 1905 affirmait: "je me demande quelle idée vous vous faites de la dignité et de l'indépendance de l'électeur."(3) D'autres, tel Charles Ferry, frère de Jules, s'interrogeait-il sur "la possibilité de voter dans l'obscurité la plus complète."
- un sentiment de supériorité
sociale: certains élus considéraient que l'électeur ne pouvait
raisonnablement choisir sans être "conseillés" ou "guidés." Auquel
s'ajoutait un espèce de paternalisme: ainsi Charles Ferry n'affirmait-il
pas en 1898 en parlant des paysans: "ils pénètrent dans le local, ils
cherchent à introduire dans l'enveloppe le bulletin. Combien, de leurs
doigts durcis par le travail, déchireront l'enveloppe pour faire cette
opération délicate qui aura lieu souvent dans l'obscurité la plus
complète."(4)
- la corrélation entre le refus
de l'isoloir et l'ancienneté: plus un parlementaire était ancien dans
son mandat et plus il était hostile. Sans oublier bien sûr
l'appartenance à tel ou tel parti: les élus les plus anciens étaient le
plus souvent issus des partis conservateurs. Mais pas uniquement eux,
affirme Alain Garrigou: les élus modérés, après avoir conquis la
majorité en 1876, se sont coulés dans le moule électoral qu'ils
n'avaient pourtant pas été les derniers à dénoncer.
- la corrélation entre le refus
de la réforme et la propriété foncière: là où étaient les élus
propriétaires fonciers (Bretagne) ou industriels (Nord), le refus de la
réforme était très marqué.
Au-delà de l'aspect technique de cette réforme avec la mise en place physique d'un isoloir, "l'électeur affirme sa pleine souveraineté" ainsi
que l'affirme A. Garrigou (page 59). A mon sens, là est l'essentiel: le
citoyen est devenu pleinement électeur et ne saurait déléguer à qui que
ce soit le geste fondamental de choisir ses représentants.
Ces longues années, ces rudes
combats furent donc nécessaires pour affirmer le secret du vote,
essentiel dans une démocratie, et ont installé la République dans la
conscience des citoyens. A. Garrigou écrit que "le secret donne de l'importance au statut d'électeur." (page 55)
Aujourd'hui, en principe, plus
personne ne remet en cause l'existence du suffrage universel, libre et
secret. Notre rapport à ce suffrage a certes changé au cours des années.
Oserais-je écrire qu'il est devenu banal et qu'il a perdu de sa
sacralisation, à tel point que certains beaux esprits ne le considèrent
pas comme étant l'élément central de la Démocratie et parfois, vont
même jusqu'à affirmer que la Démocratie n'est pas soluble dans tous les
peuples! Ainsi va l'existence fragile et tourmentée de la Démocratie!
La prochaine fois que vous irez
voter, attardez vous quelques instants sur cet objet banal et moche:
l'isoloir. Et quand vous serez à l'intérieur et que vous glisserez votre
bulletin dans l'enveloppe, rappelez vous que ce geste et cet endroit ne
sont pas innocents, mais fondateurs et continuateurs de notre vie
démocratique.
(1). in la République Souveraine. La vie politique en France. page 26. René Rémond. Editions Fayard. 431 pages.
(2). archives nationales (C320)
(3). JO, Sénat, 20 juin (1905)
(4). JO, Ass. Nat. 1er avril 1898
crédits photos:
isoloir: inconnu
isoloir à NYC: E. Benjamin Andrews 1912
gravure Bosrédon: BNF
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