vendredi 13 avril 2012

le petit exercice littéraire du vendredi (9)

Cette semaine, une auteure peu connue. Universitaire, comédienne, écrivaine, elle a tracé son sillon dans la discrétion. Le passage que je vous propose aujourd'hui n'est pas tiré de l'un de ses romans, mais d'un épisode de sa vie. Episode douloureux s'il en est. Et qui rejoint un débat de société qui, d'une façon ou d'une autre, nous concerne toutes et tous.
Le nom de cette auteure; le titre de l'ouvrage. Réponses dimanche dans la soirée, rubriques commentaires.

Mireille DANDIEU
"Ce sera donc le 17 octobre."
C'est ainsi, par cette phrase, toute simple, ces six mots, tout simples, que tu nous l'as annoncée, ta mort.
Phrase guillotine que cette petite phrase-là. Couperet. Six mots fait d'acier tranchant aiguisé avec constance, depuis des années.
Tu l'as prononcée tranquillement, calmement. Pour qu'elle fasse le moins de mal possible, qu'elle paraisse naturelle, comme on annonce la date d'un voyage, pour qu'elle soit audible à l'oreille de tes enfants en principe préparés à l'entendre, depuis des années. 
Lionel JOSPIN
Cette phrase, je n'étais pas prête, pas prête du tout, à l'entendre pour de bon, je l'ai compris ausitôt.
De la lame des six mots, j'ai juste senti le froid. Rien d'autre que le froid. Pas de douleur. Que le froid. Pas de sang non plus: le sang s'était glacé, à moins qu'il ne se soit d'un coup retiré de moi, jusqu'à la dernière goutte de vie.
J'ai pensé: Ce doit être cela le froid de la mort. J'ai pensé: Je n'en reviendrai pas. 
Se réchauffe-t-on d'un tel froid? Le froid de la mort, seuls les morts le vivent, pas les vivants, non?
J'avais tort: je suis chaude à présent. Chaude et vivante. Réchauffée. J'en suis revenue du froid de la mort annoncée des six mots d'acier...
film Vera Baxter
Il m' a fallu pour cela retourner à l'école, mais pas n'importe quelle école.
La date du 17 octobre m'a inscrite, de force, à l'école de la mort, de ta mort. 
C'est toi qui m'as désigné le banc où je devais m'asseoir, toujours tranquillement, et tout aussi obstinée.
Je n'y serai jamais allée de moi-même. Je ne voulais pas 
y entrer à cette école. Je ne voulais pas apprendre, pas savoir.
Je me suis rebiffée, d'abord. D'abord j'ai protesté. Donné des coups de pied, de poing contre ton obstination, ta tranquillité. Et puis je me suis assise sur le banc que tu m'avais désigné.
Vaincue, j'ai ouvert le cahier, le cahier avec l'étiquette à ton nom écrit en lettres noires. A aucun enfant je n'aurais souhaité une telle rentrée des classes. Quand même, sur la date, tu as transigné. 
Tu as bien voulu concéder que la précision de la date ajoutait à la violence de ton geste. 
Il fut demandé que la date ne soit pas précisée. 
Institut français de Florence
Soit. Ce ne serait plus le 17 octobre, mais ce serait. Bientôt. Très bientôt. Un fol espoir m'a traversé, irréaliste comme souvent l'espoir: ce serait bientôt, très bientôt, certes, mais plus de date guillotine. Ta mort ressemblait soudain à n'importe quelle mort. Une menace normale, sur une très vieille dame, normale, qui sait que c'est pour bientôt. Plus de date, plus de mort? Enfin, presque, presque normale, la mort. Suspendue, un peu abstraite. Surtout, plus le couloir, le couloir des condamnés, jusqu'au 17 octobre...
Le 17 octobre... Tu dis avoir hésité entre le 17 et le 16 octobre, jour de ma naissance, premier jour de mes jours: "Je ne t'aurai pas fait cela quand même!" Merci maman. Merci pour l'attention. Tu as donc choisi le lendemain pour ne pas mettre fin à tes jours le jour de mon premier jour. Joyeux anniversaire, ma chérie, demain, je vais mourir. Demain, je me tue. Je les vois d'ici, la fête, les bougies.
Merci, maman. Coups de pied, coups de poing dans le gâteau. 
Mais plus de 17 octobre. Je l'ai échappé belle.

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    je ne sais pas de qui est ce texte, mais ce que je peux dire c'est qu'il est très beau et très émouvant.
    j'ai éprouvé beaucoup d'émotion à la lecture de ce passage.
    Très bel hommage de l'auteure à sa Mère et à sa dignité.
    bon week end
    Paulette

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  2. Je me souviens de ce récit. C'est Noëlle Chatelet, soeur de Lionel Jospin, qui a écrit "la dernière leçon".
    Bon we devant la cheminée...

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  3. Noëlle Châtelet. Au fait il est chouette ton fond d'écran !

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  4. Il s'agit du très beau livre de Noëlle CHATELET (née en 1944): "la dernière leçon". (Seuil, 171 pages, 2003, 15€).
    Surtout connue et reconnue comme écrivaine (prix Anna de Noailles, Académie française en 1997; prix Goncourt de la nouvelle en 1987), N. Chatelet a aussi joué au cinéma: "Vera Baxter" de Marguerite Duras; "la banquière" de Francis Girod entre autres. Egalement universitaire, elle enseigne à Paris V.
    Dans ce livre, elle décrit en quelque sorte un voyage initiatique, un accompagnement au départ pas évident puisqu'il s'agissait de sa propre mère qui voulait "mourir debout, mourir seule". "elle a choisi sa mort comme un geste de vie" dit N. Chatelet, par ailleurs soeur de Lionel Jospin. Membre du comité d'honneur de l'ADMD.
    *film Vera Baxter: de Marguerite Duras tourné en 1977 avec delphine Seyrig et François Périer;
    *Mireille DANDIEU: 1910 - 2002: épouse Jospin, mère de Noelle et Lionel Jospin; sage femme; militante active et membre de l'Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD);
    *Lionel Jospin: né en 1937, frère de Noëlle;
    * institut français de Florence: N. Chatelet en a été lé directrice de 1989 à 1991; fondé en 1907, cet institut est chargé d'encourager et de développer les liens culturels entre la France et l'Italie.

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