Qui est Claude de Forbin, chevalier puis comte de Forbin? Son nom a été donné à plusieurs bâtiments de la Marine Nationale, dont un que je connais bien pour avoir navigué à son bord pendant un peu plus de deux ans.
À partir de ses Mémoires, je vais essayer de vous raconter la vie d'un aristocrate sans peur, mais pas sans reproches.
Claude de Forbin |
Né à Gardanne le 6 août 1656 dans une puissante famille de noblesse provençale, chevalier puis comte de Gardanne, il a une enfance, puis une adolescence mouvementées.
"Mon naturel était vif, bouillant, impétueux. (...) Je voulais dominer mes compagnons, et pour peu qu'on me résistât, il fallait se prendre aux cheveux et batailler. (...) Il ne se passait guère de jours où les parents de ceux qui avaient reçu quelques coups ne vinssent porter des plaintes contre moi. On avait beau me châtier, j'étais intraitable dès qu'on voulait employer la rigueur pour me corriger." (1)
Mis en pension par sa mère chez un prêtre, il se réfugie chez un parent, commandant d'une galère où Forbin fut fort bien accueilli et promu suite à un duel, "garde de l'étendard". Il devait avoir dix sept ou dix huit ans.
Son premier fait d'armes fut sa participation active lors de la campagne de Messine: il fallait délivrer cette ville encerclée par les armées et marines espagnoles et hollandaises sous les ordres de l'amiral de Ruyter.*
Mission réussie sous le commandement du lieutenant général Duquesne
Il participe à la campagne de Flandre en 1676 où il s'illustre lors de la prise de Condé sur l'Escaut, alors sous domination espagnole et rattachée définitivement à la France lors du traité de Nimègue* en 1678.
Ce traité est très intéressant pour la France qui récupère la Franche-Comté, quelques places fortes et divers territoires en mer des Caraïbes.
C'est, en quelque sorte, l'apogée militaire de Louis XIV.
Bas-relief, La Paix de Nimègue, représentant de manière hagiographique les conquêtes de Louis XIV (Martin Desjardins, musée du Louvre). |
De retour dans la Marine, l'année suivante, il tue en duel le chevalier de Gourdon avec qui il avait eu maille à partir les années précédentes. Condamné à mort par le Parlement d'Aix, il réussit grâce à quelques appuis haut placés à réintégrer la Marine en 1679.
Il embarque ensuite sur un navire de l'escadre que commande le vice-amiral d'Estrées* et qui fait voile vers la Nouvelle Espagne*. Après avoir fait la rencontre de flibustiers riches de fabuleux pillages, l'escadre repartit vers Rochefort.
Carte de Nouvelle-Espagne (1561), dans la traduction de Géographie de Ptolémée de Girolamo Ruscelli |
Comme c'était l'usage à cette époque, Forbin rejoint la Cour pour "solliciter mon avancement."
En 1685, il est major de l'ambassade menée par le chevalier de Chaumont, chargée par Louis XIV d'apporter le soutien de la France au roi de Siam, lequel craint les visées expansionnistes des Hollandais.
Lors d'une escale au Cap, au sud de l'Afrique, c'est l'occasion pour lui de découvrir des peuples noirs qu'il décrit avec quelque condescendance, propre aux hommes de cette époque: "Les naturels du pays sont Caffres, un peu moins noirs que ceux de Guinée, bien faits de corps, très dispos, mais d'ailleurs le peuple le plus grossier et le plus abruti qu'il y ait dans le monde(...) Ces peuples vivent sans religion; ils se nourrissent de toutes sorts d'insectes. (...) Ils vont nus, hommes et femmes, à la réserve d'une peau de mouton qu'ils portent sur les épaules. (...) Les femmes portent pour tout ornement des boyaux de moutons fraichement tués, dont elles entourent leurs bras et leurs jambes." (2)
Ambassade française à la cour du roi de Siam |
Arrivé au royaume de Siam, Forbin fait forte impression sur le souverain de ce pays, tant et si bien que ce dernier le nomme " amiral et général des armées du roi de Siam et reçoit le sabre et la veste, marques de sa nouvelle dignité."(3)
De ce fait, il se retrouve bloqué dans un pays qu'il n'apprécie guère: "je connaissais toute la misère de ce royaume (...) Je lui répondais que mettant à part le désagrément que j'aurais de rester dans un pays si éloigné et dont les manières étaient si opposées au génie de ma nation" (4)
Pourtant, il a droit à tous les honneurs, entre autre celui d'avoir accès au roi de Siam très facilement. Et ce dernier est si content de ses services qu'il le fait "opra sac di son craam"(5), "ce qui revient à peu près à la dignité de maréchal de France", précise Forbin.
Pendant son séjour au service du roi de Siam, il eut à combattre victorieusement quelques révoltes, certaines assez sanglantes. Détail assez cocasse, pour sauver un jeune officier français sérieusement blessé, il n'hésite pas à "opérer" lui-même: "pour cet effet, ayant accommodé deux aiguilles avec de la soie, je remis les entrailles à leur place et je cousis la plaie, comme j'avais vu faire dans de semblables occasions. Je fis ensuite deux ligatures et après avoir battu du blanc d'oeuf que je mêlais avec de l'arrack, qui est une espèce d'eau de vie, je m'en servais pour panser le malade." (6)
En 1687, prétextant des problèmes de santé, il fait ses adieux au roi de Siam: « Je m'estimais si heureux de quitter ce mauvais pays que j'oubliai dans le moment tout ce que j'avais eu à y souffrir." (7)
La Cour de Louis XIV à Versailles |
Revenu à la Cour de Versailles, il ne mâche pas ses mots pour dire tout le mal qu'il pense au sujet de ce royaume lointain: "Sire, lui répondis-je, le royaume de Siam ne produit rien et ne consomme rien. (...) Il ne fait pas espérer de convertir aucun Siamois à la religion chrétienne; car outre qu'ils sont trop grossiers pour qu'on puisse leur donner facilement l'intelligence de nos mystères et qu'ils trouvent leur morale plus parfaite que la nôtre." (8)
Avec Jean Bart*, il escorte une flottille de navires marchands dans la Manche quand ils sont attaqués par deux vaisseaux anglais de cinquante canons. Après un combat naval, Bart et Forbin sont fait prisonniers. Mais après une évasion rocambolesque, ils débarquent près de Saint Malo.
Jean Bart et Forbin s'évadent de leur prison à Plymouth |
En 1701 débute la guerre de succession d'Espagne qui opposera la France des Bourbon à l'Autriche des Habsbourg.
Forbin exécute quelques missions sans grande importance, en particulier autour de l'Italie, à Venise et à Trieste.
Quelques démêlés mineurs avec la "Sérénissime", le bombardement de Trieste ne sont pas pour un homme tel que Forbin une mission digne de lui. Il ne l'écrit pas, mais à travers l'ennui qui sourd de chaque phrase, il n'est pas difficile d'imaginer qu'il attend de retourner là où est sa vocation, à savoir les combats.
En 1705, il reçoit le commandement d'une escadre à Dunkerque. Affectation qu'il apprécie, mais sa susceptibilité coutumière le pousse à quelques impertinences. Ainsi cette réponse à Mr de Pontchartrain*, Secrétaire d'État à la Marine et donc un haut personnage à la Cour de Louis XIV: "Je le sais fort, répartis-je, et si je ne suis pas venu plus tôt, n'en accusez que votre avarice. Quand on appelle des gens, on leur envoie des ordres et non pas des lettres; mais l'ordre donne le paiement du voyage et vous avez voulu l'épargner." (9)
Nommé chef d'escadre, il s'illustre par la prise de nombreux navires anglais et hollandais. Il est chargé de conduire une flotte jusqu'à Édimbourg où il doit débarquer un corps expéditionnaire aux ordres d'un prétendant au trône d'Écosse. Pour diverses raisons, le débarquement n'a pas lieu et Forbin réussit à ramener la flotte et les troupes sans encombre à Dunkerque.
Attaque d'une Escadre Angloise dans la Manche. 1707, gravure par Nicolas Ozanne. |
Suite à ces brillants états de service, il espérait être élevé au rang de lieutenant général des armées navales. Ses mauvaises relations avec le ministre empêchèrent Forbin d'accéder à ce grade. Il en profondément fut blessé.
Prétextant sa santé déclinante, il décide de quitter la Marine: "J'écrivis donc une dernière fois à Monsieur de Pontchartrain que mes maux augmentant de plus en plus et n'y voyant point d'autres remèdes que de me retirer entièrement, je le priais de me faire obtenir de Sa majesté un congé absolu. Ce ministre qui ne m'aimait pas (...) ne me marchanda pas: il m'envoya tout ce que je souhaitais , et il fit joindre au congé que je lui avais demandé une pension de quatre mille livres, outre celle de trois mille livres dont je jouissais depuis deux ans." (10)
À cinquante six ans, il se retire dans son château de Saint Marcel, à Marseille et meurt le 2 mars 1733 à 77 ans.
Claude de Forbin (1656-1733), gravure de 1789 tirée de Portraits des grands hommes, femmes illustres, et sujets mémorables de France |
Les mémoires de Claude de Forbin laissent entrevoir une personnalité entière, sûre d'elle-même, orgueilleuse et arrogante. Mais dotée d'un grand courage et d'une audace certaine. Il connait son métier et se révèle être un meneur d'hommes.
Eugène Sue*, historien de la marine, le décrit en ces termes: " « Au physique, M. de Forbin réunissait toutes les qualités qui
distinguent l'homme de guerre ; il avait un fort grand air ; il était
vif, nerveux, alerte ; sa taille souple et dégagée était élégante, et il
avait singulièrement réussi dans tous les exercices d'académie ; son
teint brun, ses sourcils prononcés, son œil noir fixe et hardi, sa lèvre
haute et dédaigneuse cadraient merveilleusement bien avec la raideur et
l'imperturbable audace de son caractère, qui loin de se modérer était
plus entier que jamais ; a cette impatience naturelle, poussée jusqu'à
l'exaspération par la moindre contrariété, s'était joint un sentiment
incurable d'envie et de jalouse rivalité contre tous les marins de son
temps, en un mot, l'orgueil le plus insultant et le plus effréné pouvait
passer pour de la modestie auprès du suprême mépris que M. de Forbin
témoignait aux autres officiers du corps de la marine." (11)
Paul de Joriaud, autre historien de la Marine: " Moqueur, impatient, colère, hautain, insupportable de morgue, il était avec cela d'une grande bravoure et fort bon marin. Sa suffisance était extrême, et il fallait tout l'éclat de ses services, en même temps qu'un esprit aimable et réel, pour lui faire pardonner les dédains qu'il affectait pour les plus grands hommes de son temps." (11)
Dans la postface du livre des Mémoires, Micheline CUÉNIN se demande si Forbin n'a pas menti pour certains de ses récits où il se met en avant.
Pour autant, elle juge "étrange que l'aversion, pour ne pas dire la haine qu'on lui voue, augmente même avec le temps." (12)
Elle cite un dénommé Richer qui, en 1785, "déforme à loisir le texte des Mémoires, tout en colportant des ragots que personne ne redressera jamais." (12)
Elle cite Eugène Sue qui juge "le marin avec une sévérité extrême." Tout en produisant des archives qui contredisent ses propres affirmations." (12)
D'autres historiens, tel Pierre Larousse, bien obligé de dire que les Mémoires de Forbin "contiennent des pages intéressantes", sans manquer de fustiger cet écrit émanant d'un Provençal et d'un comte: il maltraite de la façon la plus indigne et la plus injuste les meilleurs hommes de mer de son temps, et notamment Jean Bart et Dugay-Trouin." (13)
Claude de Forbin Gardanne |
Pour conclure, Madame Cuénin écrit: "Pour nous, il est clair que l'état définitif du texte porte bien la marque de celui qui l'a signé." (14)
Me voilà rassuré!!
Forbin a donné son nom à plusieurs vaisseaux de la Marine Nationale:
- en 1859, un aviso de 1ère classe, désarmé en 1884;
- en 1888, un croiseur de 2ème classe, désarmé en 1913;
- en 1944, un patrouilleur pour les FNFL et coulé volontairement pour servir de digue artificielle lors du débarquement du 6 juin 1944;
- en 1930, un torpilleur, désarmé en 1952;
- en 1958, un escorteur d'escadre sur lequel j'ai navigué de 1965 à fin 1967 et désarmé le 1er juin 1981;
- en 2010, une frégate toujours en service.
Jacques MARQUET, un ancien de l'escorteur, a réalisé un site sur cet escorteur chargé d'histoires, ses voyages, ses équipages et ses commandants: https://www.eeforbin.fr/
l'escorteur d'escadre FORBIN arrive à Papeete en 1966 |
Les trois derniers FORBIN (dessin réalisé par Jacques MARQUET |
Pour mémoire, deux de mes blogs consacrés aux Forbin:
https://claudebachelier.blogspot.com/2011/07/de-lee-forbin-la-fda-forbin.html
https://claudebachelier.blogspot.com/2014/08/trois-jours-sur-la-fregate-forbin.html
(1) in "Mémoires du Comte de Forbin (1656 - 1733), édition présentée et annotée par par Micheline Guénin, collection "le Temps Retrouvé", éditions Mercure de France, 1993, pages 32-33.
(2) ibid, pages 81 et 82
(3) in Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_de_Forbin
(4) ibid, page 99
(5) "une divinité qui a toutes les lumières et toute l'expérience pour la guerre »
(6) ibid, page 13(7) ibid, page 162
(7) ibid, page 162.
(8) ibid, pages 176 et 182.
(9) ibid, page 377.
(10) ibis, page 460.
(11) in Wikipédia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_de_Forbin
(12) ibib, page 468.
(13) ibid, page 469.
(14) ibid, page 472.
Hello Claude
RépondreSupprimerUn bel article bien documenté comme toujours pour un grand marin qui nous inspire tant !!
Merci et bien amicalement
Jacques
Merci Claude pour ce blog éclairant sur un de nos grands marins.
RépondreSupprimerToujours aussi précis, aussi bien documenté et illustré.