Le 16 novembre 1917, le président de la République, Raymond Poincaré*, nomme Georges Clemenceau, soixante-seize ans, Président du Conseil, en remplacement de Paul Painlevé*, renversé après seulement deux mois à Matignon.
Je n’évoquerai dans ce billet uniquement le Clemenceau au faîte du pouvoir républicain.
Quelques temps auparavant, il déclarait à son secrétaire: « je
ne le ferai pas pour cette raison que loin de rechercher le pouvoir,
j’en ai peur. J’en ai une peur atroce. Je donnerai tout pour y échapper!
D’ailleurs, regardez-moi et constatez que je suis foutu, pourri de
diabète… Poincaré m’offrira le pouvoir. J’accepterai. On ne peut pas
refuser le pouvoir. » (1)
Voilà quarante mois que dure la guerre. Quarante mois interminables où des millions d’hommes venant du monde entier sont engagés et au cours desquels des millions d’entre eux ont perdu ou perdront la vie ou seront marqués à jamais dans leur corps et dans leur esprit.
Avant d’être nommé chef du
gouvernement, il était président de la commission de l’armée du Sénat.
Il reproche alors aux différents gouvernements qui se succèdent leur
« mollesse » contre ce qu’il appelle « les menées anti-patriotiques et
le défaitisme » et accuse Louis Malvy*, alors ministre de l’intérieur: « d’avoir trahi l’intérêt de la France.« (2)
Président du Conseil et ministre de la guerre (il cumule ces deux postes), il sera donc tout sauf « mou ».
C’est ce qu’il déclare dans son discours d’investiture: « Nous nous présentons à vous dans la seule pensée d’une guerre intégrale… Nous serons sans faiblesse comme sans violence. Tous les inculpés en conseil de guerre… Plus de campagnes pacifistes, plus de menées allemandes. Ni trahison, ni demi-trahison. La guerre. Rien que la guerre. Nos armées ne seront pas prises entre deux feux. La justice passe. Le pays connaitra qu’il est défendu. »(3)
Il ajoutera: « Nous sommes sous votre contrôle. La question de confiance sera toujours posée. »
Alors que Clemenceau arrive au
pouvoir, il est nécessaire de revenir quelques mois en arrière et plus
précisément au 2 mars 1917: le tsar de Russie, Nicolas II* abdique et laisse la place à un gouvernement provisoire présidé par Alexandre Kérinski*. Lénine écrit le 3 mars: « Bien sûr, nous continuerons de combattre le « défensisme ». Nous condamnons la guerre impérialiste » (4)
Les bolchéviks, emmenés par Lénine*, prennent le pouvoir par le coup d’état du 25 octobre 1917 (7 novembre dans le calendrier grégorien). Il est désormais certain que la Russie, dirigée par Lénine, va entreprendre des négociations avec l’empire allemand. Effectivement, le 3 mars 1918, le traité de paix de Brest-Litovsk* est signé avec les empires centraux, permettant à ces derniers de transférer leurs armées du front est vers le front ouest.
Donc en arrivant à Matignon, Clemenceau sait que les alliés ne pourront plus compter sur la Russie pour tenir l’armée allemande à l’est. D’où son intransigeance.
Clemenceau
a toujours été populaire auprès des soldats. Bien avant qu’il ne soit
président du Conseil, il parcourait souvent les tranchées, coiffé de son
légendaire chapeau sans forme, appuyé sur sa canne. Il n’hésitait pas à
marcher dans la boue, à discuter avec les 2èmes classe ou partager un
morceau de saucisson ou un verre de rouge avec eux, ce cambusard, âcre
et alcoolisé. Les poilus l’appelaient affectueusement « le vieux ».
Les mutineries qui ont éclaté au
printemps 1917 sont concomitantes avec le début de la révolution russe,
début juin. Plusieurs compagnies de la 41ème division malmènent un
général, lui arrachent ses étoiles aux cris de » à bas la guerre » ou de
« vive la révolution » et en chantant l’Internationale. Ces mutineries
ne sont pas le fait du hasard, même si l’on sait aujourd’hui que les
effets de la révolution russe n’y ont que très peu contribué. Mais les
offensives Nivelle, les suppressions des permissions, la censure
pointilleuse du courrier, la nourriture détestable sont les vraies
raisons des quelques révoltes. Pour l’état-major général, ce sont les
pacifistes et syndicalistes au sein des unités qui sont les seules et
uniques causes des mutineries.
Pourtant, le commandant en chef, le général Pétain, reçoit en novembre 1917 un rapport du lieutenant colonel Zopf*
sur le moral de l’armée. Il ressort de ce rapport que les premières
mesure prises par le général Pétain en faveur du bien-être des troupes
sont bien accueillies par ces dernières. Ce rapport note également que
seuls 11% des bataillons sont sensibles au sirènes du pacifisme.
Inversement, Pierre Miquel (5) note que « les poilus jugent inadmissible que l’arrière admette la trahison ».
Justement, cette trahison se présente en la personne de Joseph Caillaux*.
Joseph Caillaux |
Député,
plusieurs fois ministre, il avait pensé être nommé Président du Conseil
après les législatives de mai 1914 et nommer Jean Jaurès dans son
ministère. Mais le procès de son épouse, accusée d’avoir assassiné
Gaston Calmette, directeur du Figaro, ne permit pas cette nomination.
Par parenthèse, nous pouvons nous interroger: si Caillaux et Jaurès,
tous deux ardents partisans de la paix, avaient exercé le pouvoir,
auraient-ils pu empêcher la guerre? Il me semble que nous pouvons
raisonnablement en douter.
Joseph Caillaux était de gauche
et l’un des instigateurs de la loi de juillet 1914 établissant l’impôt
sur le revenu. Partisan d’une paix séparée avec l’Autriche-Hongrie, il
fût d’une légèreté et d’une imprudence surprenantes au cours d’un voyage
en Italie où il rencontra des pacifistes italiens.
Pour Clemenceau, Poincaré et les
ministres, il y a trahison. Sauf que le dossier est bien mince et que
devant un conseil de guerre, l’accusation ne tiendrait pas. Donc, le
président du Conseil opte pour la Haute Cour, composée de magistrats et
de parlementaires. Pierre Miquel écrit: « Clemenceau
veut frapper à la tête, annoncer à l’opinion publique que le
gouvernement entend défendre le pays contre l’ennemi de l’intérieur. Il
veut une lessive générale, avec Malvy, Caillaux et Humbert. « Il faut laver tout à la fois, dit Clemenceau à Poincaré le 1er décembre. Il faut tonifier le pays. Tout le monde connait la besogne de Caillaux, tout le monde demande que nous agissions. » (6)
Joseph Caillaux était clairement accusé d’avoir cherché, dans le dos du gouvernement, à établir des contacts avec les autrichiens dans le but d’établir une paix séparée.
Effectivement, le gouvernement autrichien avait posé la question d’une telle paix avec les gouvernements alliés. C’était d’ailleurs l’objet de mon billet de janvier 2017.*
Joseph Caillaux était clairement accusé d’avoir cherché, dans le dos du gouvernement, à établir des contacts avec les autrichiens dans le but d’établir une paix séparée.
Effectivement, le gouvernement autrichien avait posé la question d’une telle paix avec les gouvernements alliés. C’était d’ailleurs l’objet de mon billet de janvier 2017.*
Mais en novembre 2017, il n’est plus question de paix, mais de guerre, de guerre « intégrale » pour reprendre l’expression du chef du gouvernement.
Caillaux est arrêté et conduit à la prison de la Santé le 14 janvier 1918. Clemenceau aura cette phrase ironique dont il est coutumier: « Caillaux est à la Santé, en pleine santé* »...(7)
Au-delà de cette affaire Caillaux qui, pour être importante, n’en est pas moins secondaire au regard de cette année 1918 où les armées allemandes tentent de grandes offensives pour arracher une victoire définitive à laquelle l’état-major impérial se raccroche désespérément.
Au regard donc de cette affaire apparait le caractère de Clemenceau: volontiers cassant, voire méprisant, autoritaire, pénétré de ses certitudes, mais néanmoins respectueux, presque à l’extrême, des institutions de la République.
W. Churchill disait de lui: « ce terrible petit vieillard. » (8)
Jacques Chastenet écrit dans un article pourtant flatteur: « En attendant, le Tigre va donner libre cours à ses instincts profonds: combativité, autoritarisme, goût pour la gouaille, mépris des hommes, individualisme effréné. » et plus loin: « Son affection pour le petit peuple est intacte, à condition que ce petit peuple marche droit. » (9)
Vis à vis de ses ministres, il est d’un mépris sans limite: parlant de son chien, il affirme sans sourire: « il est comme mes ministres: il aboie en reculant. » (10)
Mary Plummer, épouse Clemenceau |
Il se marie en 1869 avec une
jeune américaine de dix huit ans, Mary Plummer, avec qui il aura trois
enfants. Mari volage, il l’a trompée à de nombreuses reprises. Elle lui
rendit la pareil, ce qu’il ne supporta point. Aussi, la renvoya t-il aux
Etats-Unis dans de bien mesquines conditions. « Et l’on entendit dans les salons Clemenceau se réjouir d’avoir « emballé son Américaine ». Ce fuit diversement apprécié. » (11)
Mais ce caractère entier,
intransigeant, voire rigide, n’était-il pas ce qui lui a permis
d’imposer à tous, c’est-à-dire politiques et militaires, la volonté
farouche et inébranlable de terminer la guerre en la gagnant?
Dans « The Great Contemporaries, Clemenceau », Winston Churchill ne dit pas autre chose: « Clemenceau est une incarnation de la Révolution Française. à son moment sublime, avant qu’elle ne fut ternie par les boucheries abjectes des terroristes. Il représentait le peuple français dressé contre les envahisseurs, défaitistes, tous exposés au bond du Tigre. Et contre tous, le Tigre menait une guerre sans merci . Anticlérical, antimonarchiste, anticommuniste, anti-allemand: en tout cela il représentait l’esprit dominant de la France. »(12)
Dans « The Great Contemporaries, Clemenceau », Winston Churchill ne dit pas autre chose: « Clemenceau est une incarnation de la Révolution Française. à son moment sublime, avant qu’elle ne fut ternie par les boucheries abjectes des terroristes. Il représentait le peuple français dressé contre les envahisseurs, défaitistes, tous exposés au bond du Tigre. Et contre tous, le Tigre menait une guerre sans merci . Anticlérical, antimonarchiste, anticommuniste, anti-allemand: en tout cela il représentait l’esprit dominant de la France. »(12)
L’épuisement et le découragement des troupes, les milliers de tués et de blessés, la lassitude de l’arrière, les destructions massives dans l’est et le nord de la France et bien d’autres motifs auraient pu mener au mieux à une paix séparée, au pire à la défaite.
Clemenceau savait tout cela, mais il n’a pas cédé. Et c’est en cela qu’il est grand.
(1) in « Clemenceau, portrait d’un homme libre », de Jean Noël Jeanneney, éditions Mengès, 2005, page 68
(2) in Clemenceau, « je fais la guerre », par Pierre Renouvin, éditions Hachette réalités, 1974, page 191.
(3) in « Clemenceau, portrait d’un homme libre », de Jean Noël Jeanneney, page 59.
(4) in « 1917, l’année qui ébranla le monde », par Marc Ferro, Le Monde hors série octobre 2017, page 17.
(5) in « Clemenceau, le Père la Victoire », par Pierre Miquel, GLM, éditions Taillandier, 1996, pages 55 et suivantes.
(6) ibid, page 132.
(7) ibid, page 136
(8) in « Coeur de tigre » de Françoise Giroud, éditions Plon/Fayard, 1995, page 15.
(9) in « une vie ardente et orgeuilleuse » de Jacques Chastenet, éditions Hachette réalités, 1974, page 18
(10) cité par André Larané, fondateur du site hérodote.net, dans le quotidien « La Croix » du 10 avril 2014.
(11) in « coeur de tigre », de Françoise Giroud, page 66.
(12) in « Histoire de France » de Marc Ferro, éditions GLM/Odile Jacob, 2001, page 644.
de Claude Bachelier
www.zonaires.com
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