samedi 12 août 2017

"Bérézina", de Sylvain TESSON.

Un auteur pas tout à fait "napoléonphile": Sylvain Tesson.
Un lecteur pas tout à fait "napoléonphobe": moi.
Et le livre, objet de ce billet: Bérézina.

Il est vrai que la vie et l'oeuvre de Napoléon Bonaparte m'intéressent pour ce qu'elles ont eu  d'importances et de conséquences sur notre Histoire. Donc,  ma détestation de Napoléon ne va pas jusqu'à considérer comme sans intérêt aucun cette période troublée. Ce qui explique ma curiosité critique à toute - ou presque - la littérature relative au "petit caporal" comme le surnommaient affectueusement les "Grognards".

Sylvain Tesson est avant tout un voyageur, même si, bien au contraire, cela ne l'empêche pas d'écrire. Et lorsqu'il voyage, c'est à pied quand il traverse l'Himalaya du Bouthan au Tadjikistan; à cheval à travers les steppes d'Asie orientale ou à vélo en parcourant le désert central d'Islande.

Sylvain Tesson sur l'Oural[

Et, objet de son dernier ouvrage, en side-car pour relier Moscou à Paris en prenant le chemin des soldats de la Grande Armée lors de la retraite de Russie, et cela en décembre, époque où il ne fait pas particulièrement chaud dans ces contrées.

Il n'est pas inutile de préciser que je n'avais jamais lu d'ouvrages de S. Tesson et que j'ignorais même qu'il existait. "La honte soit sur toi" m'a dit dans un grand éclat de rire une de mes collègues bénévoles de la bibliothèque.


Plantons le "décor": la Grande Armée qui part vers Moscou en juin 1812 compte entre 650 000 et 750 000 hommes, dont plus de 400 000 français, le reste se composant des différentes armées de l'empire napoléonien. "Seuls", 500 000 hommes - et plus de 1000 canons - franchiront le fleuve Niemen, ce qui est considérable. Les historiens ne sont pas forcément  d'accord sur les chiffres.

le feld-marechal Mikhaïl Koutouzov



Elle arrive à Moscou le 14 septembre après avoir livré bataille contre les forces russes du général Koutouzov* à Borodino* le 7 septembre. Victoire des troupes françaises dans la mesure où elles font reculer les russes et où la la voie est libre vers Moscou.
Mais Koutouzov et Rostoptchine* font mettre le feu à la ville, réduite aux deux tiers à un tas de cendres Les troupes napoléoniennes qui pensaient trouver le gite et le couvert se retrouvent donc "gros jean comme devant", tout comme  Napoléon qui pensait capturer le tsar reparti depuis belle lurette vers Saint Pétersbourg.

la campagne de Russie
Le 19 octobre, Napoléon ordonne le départ de Moscou et le retour vers la France. La retraite de Russie, ce long calvaire de la Grande Armée va commencer alors que "le général hiver" arrive. Les 100 000 survivants ne savent pas encore le long calvaire qu'ils vont endurer.

L'auteur écrit: " Napoléon n'aurait jamais dû s'approcher de la splendeur de Moscou. Il s'y brula les yeux. Il y a comme cela des beautés interdites. En stratégie comme en amour, se précautionner de ce qui brille."

C'est donc cette retraite que Sylvain Tesson et ses amis Goisque et Gras vont suivre à partir du 3 décembre, sur un side-car, une OURAL, une machine tout droit sortie de l'usine du même nom. Tesson en parle avec une certaine tendresse non dénuée d'ironie:
"ces machines sont des fleurons de l'industrie soviétique. Elles promettent l'aventure. On ne sait jamais si elles démarreront et, une fois lancées, personne ne sait si elles s'arrêteront. (...) L'usine Oural continue à vomir ces machines à l'identique. Elles seules résistent à la modernité. Elles plafonnent à 80 km/heure. (...) N'importe qui peut les réparer avec une pince en métal. (...) Pour la conduire, il faut de l'habitude. (...) Il faut aussi être doué d'une vie intérieure car l'Oural est lente et la Russie sans fin."

Napoléon près de Borodino, peinture de Vassili Verechtchaguine, 1897

Tesson et ses amis arrivent à Borodino au soir du premier jour. A côte de la statue de Koutouzov, il écrit: "de là-haut, le regard embrasait la plaine où la furie française enfonça le courage russe. Là s'effondrèrent les corps des soixante-dix mille suppliciés de "la bataille des géants". (...) La guerre tue les hommes, martyrise les bêtes, éloigne les dieux, laboure la terre et engraisse le sol.

Il analyse les tenants et les aboutissants de cette bataille, avec lucidité, sans se voiler la face. De la volonté de Napoléon de prendre Moscou afin d'obliger Alexandre à se rendre:  "Le tsar, impressionné par le déploiement sur les bords du Niémen, terrifié par la perspective des charges de cavalerie, capitulerait au premier cliquetis, reviendrait à des dispositions favorables, restaurerait l'alliance. Etrange guerre consistant à enfoncer un adversaire pour le faire redevenir son ami!" jusqu'à relever la "timidité" de l'empereur: "Or, à Borodino, il fut timide. La bataille ne fut pas Austerlitz. (...) Je ne reconnais plus le génie de l'empereur" osa même Murat." Et plus loin: "Une conquête, l'été 1812? Non, une chute dans le vide."
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Le froid, mais aussi les cosaques. "Tout valait mieux que de tomber aux mains des cosaques de Platov qui harcelaient la colonne", écrit Jean Tulard, dans son "Napoléon". (1)

Le froid va très vite arriver, ce froid qui "glace les cerveaux", selon le sergent Bourgogne* Les soldats qui, à Moscou, avaient joyeusement pillé en emportant, comme le fit Bourgogne, un sac alourdi "d'un costume de femme chinoise en étoffe de soie, tissu d'or et d'argent, d'une capote de femme couleur noisette,doublée en velours vert." n'ont rien prévu pour le retour en France, rien prévu pour se garder du froid qui arrivait. La fable de la cigale et la fourmi en quelque sorte, les français dans le rôle de la fourmi.

A l'étonnement de Napoléon - et à l'agacement du tsar - Koutouzov n'attaque pas frontalement les français, pourtant affaiblis; au contraire il fuit devant. L'auteur écrit: "L'histoire donna raison à Koutouzov" et cite Tolstoï, dans "la Guerre et la Paix: "l'armée en déroute de Napoléon s'enfuyait de Russie avec toute la rapidité possible, c'est-à-dire qu'elle faisait cela même que pouvait souhaiter tout russe. (...) A quoi bon tout cela quand, de Moscou à Wiazma, sans combats, un tiers de cette armée a fondu?"

Le voyage de Tesson et ses amis n'est pas non plus de tout repos. Le side-car peine sur les routes enneigées et en mauvais état, dans une circulation infernale, où les centaines de camions rendent la circulation incertaine sinon périlleuse. Le froid est le compagnon permanent: "le froid ouvrait ses brèches. Parfois, il mordait un pouce, s'emparait d'un pied, le lâchait, attaquait un genou, le cou, la joue. Il avait une vie autonome et ses propres plans."

Il profite de ces difficultés pour revenir aux miséreux de 1812 qui tentent désespérément d'échapper à la mort. Ces miséreux, toujours en quasi extase, presque amoureux de "leur" empereur et Tesson de s'interroger: "Fallait-il que Napoléon irradiât d'une force galvanique pour que ses hommes ne lui tiennent pas rancune de leur infortune et, mieux, perdent toute amertume à son apparition."

Il cite Bourgogne qui selon lui, délivre d'autres clés: "Il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait: l'honneur et le courage." Et de s'interroger: "comme ils résonnaient étrangement, ces mots, deux cents années plus tard. (..) Dieux, me disais-je en pissant dans le noir, ne sommes nous pas des nains? Alanguis dans la mangrove du confort, pouvions-nous comprendre ces spectres de 1812? (...) Aurions-nous été prêts à abandonner nos Capoue pour forcer le Moujik sous les bulbes ou conquérir les pyramides?"

Et plus loin d'ajoutersous forme d'un constat aussi lucide qu'amer: "Il faut dire que le XX° siècle était passé et sa hideur nous tenant en effroi. C'était cela qui nous séparait des Grognards. Nous savions que Verdun et Stalingrad, Buchenwald et Hiroshima avaient déchu l'Homme et nous étions harassés. Désormais, l'évocation de la conquête sonnait comme une absurdité."


Le passage de la Bérézina ajoute à l'horreur de cette retraite. Les pontonniers du général d'Elbé se sacrifièrent pour construire dans l'urgence et dans l'eau glacée un pont où s'engouffrèrent quelques milliers de fuyards. Le 29 novembre au matin, Napoléon ordonne la destruction du pont pour couper la route aux poursuivants russes. "Quand les flammes s'élevèrent, ce fut une ultime ruée. Les hurlements recouvrirent la canonnade. Ceux qui étaient encore sur l'autre rive se jetèrent dans le brasier ou dans l'eau. Ils avaient, pour périr, le choix entre deux éléments contraires."


Quand Tesson et ses compagnons s'arrêtent à l'endroit de cette tragédie, "le spectacle de cette tragédie nous aimantait." Gras, compagnon de route de l'auteur affirme que cet endroit est un "haut lieu: "un haut lieu est un arpent de géographie, fécondé par les larmes de l'Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d'irradier l'écho des souffrances tues ou des gloires passées. (...) Les arbres ont repoussé, mais la terre, elle, continue à souffrir. Quand elle boit trop de sang, elle devient un haut lieu. Alors, il faut la regarder en silence car les fantômes la hantent."

 Armand Augustin Louis de Caulaincourt


Le 5 décembre, Napoléon décide de rentrer à Paris. Le prétexte, sinon la raison: le putsch raté d'un général fou. A Caulincourt* qui l'accompagna dans ce voyage, ou plutôt cette fuite, Napoléon lança: "Avec les français, il faut, comme avec les femmes, ne pas faire de trop longues absences."
Sylvain Tesson explique à son ami russe, qui ne comprend pas l'attitude de l'empereur, que ce dernier se devait de maintenir l'Etat, un peu comme un amiral qui sauve sa flotte plutôt que de périr avec elle. Pour autant, sans son chef, ce qui reste de la Grande Armée partit en quenouille: "une fois le souverain partit, tout pouvait se débander. Et tout se débanda."
]
Tout en roulant vers Varsovie, l'auteur se laisse aller à quelques réflexions en forme de plaidoyer napoléonien. En s'attaquant, sans le nommer, au livre de Lionel Jospin, "le Mal napoléonien"(2). Entre autres critiques, Jospin reprochait à Napoléon d'avoir rétabli "une noblesse d'empire.

Pour Tesson, au contraire, c'est le grand mérite de l'empereur d'avoir permis " à un garçon boucher de devenir général par la grâce de ses talents." Et de citer Caulaincourt: "l'Empereur désirait des routes ouvertes au mérite, le moyen de parvenir sans distinction de caste, sans être parent ou ami d'un homme en place ou d'une favorite. (...) Tout soldat pouvant devenir général, baron, duc, maréchal; le fils du paysan, du maitre d'école de l'avoué, du maire, conseiller d'Etat, ministre, duc, cette noblesse ne choquerait plus personne avec le temps parce qu'elle récompenserait indistinctement tout le monde."

Mais, et l'auteur semble l'oublier, si ces promotions ont été réelles pendant la révolution, le Directoire, quand Bonaparte n'était pas encore Napoléon, dès que ce dernier a transformé la République en empire, les portes se sont fermées au garçon boucher comme au fils de paysan ou à l'avoué. La noblesse d'empire a remplacé la noblesse royale avec les mêmes privilégiés, les mêmes protocoles, les mêmes étiquettes de cour. Et comment passer sous silence les "promotions" des frères et soeurs Bonaparte?



Dans les dernières pages de son livre, Sylvain Tesson, en quelque sorte, revient sur terre. Il reprend les confidences que Napoléon a faites à Caulaincourt lors de son retour en France. "Caulaincourt se taisait, notait et n'en pensait pas moins" écrit-il.

Et pour illustrer les propos de l'empereur, en le faisant parler, Tesson utilise le conditionnel mélangé au futur: " il rallumerait son étoile; il repartirait au combat; que je formerai dans peu d'années; vous serez étonné; l'Europe me bénira" etc, etc. Un peu comme s'il fantasmait, loin de l'image que chacun avait de lui: un visionnaire hors du commun. Et de poursuivre: " C'était les plans d'un homme qui ne savait pas qu'il était déjà mort. La confession d'un fou, en train de tomber de l'immeuble, et qui fait sa liste de résolutions pour l'avenir, entre le troisième et le deuxième étage."

La conclusion de ce livre emprunte d'une certaine mélancolie, voire d'une certaine tristesse. Comme si Sylvain Tesson revenait d'un mauvais rêve: "les souffrances endurées en 1812 par près d'un million d'hommes de toutes les nationalités m'avaient obsédé. J'avais clapoté dans le souvenir napoléonien pendant des semaines. La nuit, je les voyais, ces civils éperdus et ces soldats blessés, ces bêtes suppliciées, danser le sabbat devant mes yeux. J'offrais mes insomnies à leur souvenir. Le jour, mon imagination à leur sacrifice. (...) J'avais l'impression de me réveiller d'un long songe de quatre mille kilomètres. 

Qui était Napoléon? Un rêveur éveillé qui avait cru que la vie ne suffisait pas. Qu'était l'Histoire? Un rêve effacé, d'aucune utilité pour notre présent trop petit. Le ciel se voile, quelques gouttes tombèrent.

J'eus soudain envie de rentrer chez moi et de prendre une douche pour me laver de toutes ces  
horreurs.


Quelle belle plume que ce Tesson! Et quelle façon de raconter un tel voyage, presque une épopée, de nous faire revivre un tel drame sans jamais tomber dans le misérabilisme, tout en se parant modestement du bel habit d'historien.

merci, Monsieur Sylvain Tesson!!!



(1) "Napoléon" de jean Tulard, éditions Fayard, 1987, page 393.
(2) "le mal napoléonien" de Lionel Jospin, éditions du Seuil, collection Points, 2014.

de Claude Bachelier
aux éditions ZONAIRES: www.zonaires.com







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