vendredi 2 janvier 2015

"Sigmaringen" de Pierre Assouline

Sigmaringen* est une ville du sud de l'Allemagne de 16 000 habitants, à 100 kms à peine des frontières française et suisse. Jusqu'en septembre 1944, elle n'était connue que pour son château du XV ème* siècle appartenant à la famille Hohenzollern*.

Mais si, aujourd'hui ce château et cette ville ne sont plus tout à fait des inconnus, en tout cas en France, c'est parce que, de septembre 1944 à avril 1945 y séjourna la "Commission gouvernementale française pour la défense des intérêts nationaux"*. Ou, pour faire plus simple, ce qui restait du gouvernement Pétain - Laval. Devant l'avance des troupes alliées, les autorités nazies avaient décidé de le transférer de Vichy à Sigmaringen. Et cela dans le château réquisitionné, la famille Hohenzollern ayant été déplacée puisque suspecte aux yeux de Hitler. "Le décor d'une sinistre comédie était planté." constate le narrateur.

Pierre Assouline
C'est donc dans ce château et pendant cette période que Pierre Assouline* a situé l'action de son roman. Parce que c'est d'un roman dont il s'agit et non pas d'un roman historique, même si cela lui ressemble bougrement. Mais il cite Jules Renard: "quand la vérité dépasse cinq lignes, c'est du roman."

La force de ce roman est dans ce que l'auteur a donné vie à un personnage dont la fonction, au sein du château, a très certainement existé, celle de majordome général, c'est-à-dire celui qui organise le quotidien et qui dirige femmes de chambre, valets de pied, cuisiniers, jardiniers, etc, etc. Et qui veille jalousement à ce que chacun reste à sa place, les serviteurs, invisibles, dans l'ombre des maitres.

Ainsi, Julius Stein, le majordome général - le narrateur - prévient-il ses subordonnés: "j'ai reçu une mission de son Altesse le prince de Hohenzollern et je compte la mener à bien. D'où que nous venions, nous sommes tous là pour servir." (page 53) Le ton est donné: servir, obéir. Et donc, si la famille princière n'est plus présente, la domesticité, toute la domesticité, se doit d'être au service de ces français qui hissent le drapeau tricolore sur le château, en lieu et place de celui de la famille Hohenzollern.

L'immense bâtisse chargée d'histoires qu'est le château est donc le théâtre où vont se produire les français qui s'accrochent désespérément à un pouvoir qu'ils n'ont plus.

Le narrateur assiste à l'agonie d'un monde qui refuse sa propre disparition, persuadé jusqu'à la folie d'un retournement de situation qui leur redonnerait les clefs du pouvoir.

Mais cela n'empêche nullement ces hommes et ces femmes de se déchirer dans des luttes dérisoires pour des prééminences ridicules. Entre les "actifs" qui se donnent l'illusion de toujours gouverner et les "passifs" qui trompent leur ennui dans un cynisme grotesque, Julius Stein s'impose à lui même et à ses gens de rester à égale distance des uns et des autres.

Entre la solitude hautaine du maréchal Pétain et l'activisme brouillon de  Fernand de Brinon* qui se fait appeler "le Président"; entre Marcel Darnand* qui se promène dans les couloirs en uniforme de la Waffen SS et le docteur Destouches, alias Céline, dont la préoccupation principale est de tout faire pour se mettre à l'abri, Julius Stein assiste, muet mais attentif, à ce qu'il appelle "la guerre civile": "sourde et feutrée, la guerre civile se poursuit à l'intérieur du château." Mais, il reste dans son rôle, refusant de prendre parti ou de donner un avis; interdisant à ses collaborateurs de se moquer ou de critiquer les français. Rester digne malgré les sarcasmes. Rien ni personne ne peut ou ne pourra le détourner de sa mission: servir. "un bon majordome se doit de garder son sang froid, de ne jamais extérioriser ses sentiments, de ne pas céder à ses impulsions. La maitrise absolue des gestes et des paroles." (page 244)

Pourtant, le personnage est plus complexe qu'il n'y parait. Derrière le masque du serviteur impassible se cache le musicien blessé. Blessé par ce que les nazis avaient fait de la musique, à savoir une arme de propagande où la sensibilité, la poésie avaient dû laisser la place aux valeurs aryennes. "A me faire le conservateur de la mémoire de la musique et de chants appelés à disparaitre si le Reich devait durer mille ans, pour que l'on sache un jour à quoi cela ressemblait, le jour où plus personne ne saurait ce que c'était." (page 249)

Lui qui s'était rêvé chanteur refuse en 1933 à un concert qu'il devait donner, de chanter Schubert parce que le piano était un Bechstein, du nom de Hélène Bechstein*, une nazie militante. Cela brise net sa carrière. "il faudrait cesser de voir de la lâcheté dans toute fuite: je ne voulais pas me compromettre, voilà tout." (page 253)

Mais si Julius Stein suit pas à pas la désagrégation du camp français, il constate tout aussi lucidement le découragement, la lassitude de ses compatriotes. Vieillards, femmes, adolescents sont enrôlées dans le "Volkssturn*", cette milice encadrée par la SS et censée résister à, l'avance des troupes allées. Mais les populations n'y croient plus: "l'Allemagne commençait à tourner la page."

En avril 1945, tous les collabor
ateurs français sont partis vers leur destin, remplacés par l'armée française du général de Lattre. A un officier français qui s'étonnait de l'obéissance aux membres de l'ex gouvernement, Julius Stein répondit: "Mon devoir, c'était d'obéir au prince. J'ai maintenu." (page 329) Obéir, encore et toujours.

Le 24 mai 1945, l'Orchestre Philharmonique de Berlin donnait un concert au cours duquel furent joués Mendelssohn, Mozart et Tchaïkovski. "Alors, j'eus véritablement le sentiment ineffable d'un retour à la vie", écrit Julius Stein.  (page 336)

Le livre se termine par un dialogue entre le prince de Hohenzollern et le majordome:
- "à propos, Julius, avez-vous achevé l'inventaire?
- oui, votre Altesse.
- rien ne manque?
A mon léger sourire, il comprend que tout est en place, tout est en ordre, comme avant."

Dans ce livre, Pierre Assouline nous érige en spectateur d'une pièce aux multiples scènes: contre toute logique, quelques français continuent de croire à un miracle; d'autres trompent leur ennui et leur désespérance dans de vaines distractions; d'autres encore attendent on ne sait trop quoi. Et tous ces gens se jalousent, se détestent, se haïssent, comme les misérables personnages qu'ils sont.
En face d'eux, des domestiques qui les servent parce que c'est leur travail, mais aussi, qui les méprisent parce qu'ils sont méprisables.

Julius Stein est un personnage complexe, attachant, mais aussi intimidant. A tel point d'ailleurs que quand je le citais ou l'évoquais, je n'ai jamais écrit Julius ou Stein, mais toujours Julius Stein. Presque inconsciemment.

A travers lui, Pierre Assouline nous invite à réfléchir à ce que peut être l'obéissance. L'obéissance acceptée, assumée, à une tradition, à une famille. Mais aussi l'obéissance silencieuse, imposée par la crainte ou la peur et au bout du compte rejetée, refusée. C'est une forme de résistance morale qui amène, inéluctablement, à une résistance physique.

Julius Stein a résisté à sa manière: face à la barbarie nazie, il n'a plus chanté; face aux collaborateurs français, alliés des nazis, il ne s'est pas compromis.
Nous vivons une époque où ce beau mot de résistance est galvaudé, mis à toutes les sauces. En tout cas, chez nous. Beaucoup, au nom de leurs combats ou de leurs causes, s'érigent en résistants. C'est à la fois ridicule et dérisoire quand on sait ce que résister voulait dire entre 1939 et 1945, mais aussi, aujourd'hui, à travers le monde, où des gens se dressent face aux tyrans, aux tueurs et autres assassins.

Voilà un roman que l'on peut lire d'une traite ou s'arrêter à chaque paragraphe et le lire et le relire. Et que je vous conseille.

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photo de Pierre Assouline: Claude Truong-Ngoc 2012

Sigmaringen, de Pierre Assouline, éditions Gallimard, 368 pages, décembre 2013


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