Dans le cadre des "brèves revisitées", un de mes textes publiés par le "barman" du café philosophique et littéraire CALIPSO. Je crois l'avoir déjà écrit, mais vos textes sont les bienvenus dans cet endroit bien sympathique.
C’est la première fois que Michelle va
pénétrer dans les locaux des « Restos du Cœur ». A plusieurs
reprises, elle était passée devant la vitrine vieillotte, mais elle s’était
toujours refusée à en franchir le seuil. Elle se savait pauvre, calculant
chaque jour au plus juste, mais elle se disait qu’il y avait certainement des
gens bien plus pauvres et qu’elle devait leur laisser la priorité.
Et puis
aussi, sans doute inconsciemment, ressentait-elle cette démarche comme une
humiliation supplémentaire. Supplémentaire car elle avait déjà sollicité la
mairie et le bureau d’aide sociale et cela ne lui avait pas été facile. Mais
les restrictions budgétaires décidées en haut lieu par des gens qui ignoraient
ce qu’être pauvre veut dire avaient entrainé une baisse des moyens de la
commune, sans compter, humiliation suprême, que tous ces gens haut placés
considéraient comme des assistés tous ceux qui tendaient la main pour ne pas
mourir de faim ou de froid.
Cela faisant un an et demi qu’elle était
veuve. Jean Pierre, son mari, était mort, usé, épuisé par plus de quarante ans
passés à travailler comme maçon sur les chantiers. A soixante ans, il avait pu
prendre sa retraite, mais après être resté trois longues années au
chômage : l’entreprise l’avait licencié au motif que, devenu trop vieux,
il coûtait beaucoup trop cher.
La pension de réversion de son mari ajoutée à
sa maigre retraite lui permettait de gagner un petit peu plus que le minimum
vieillesse.
Une fois enlevé le loyer de son petit appartement, l’électricité,
le petit crédit qu’elle avait souscrit pour l’enterrement de Jean Pierre, il ne
lui restait plus grand chose pour vivre décemment.
Elle n’avait jamais osé demander de l’aide à
ses deux enfants. De toutes façons, pensait-elle, ils auraient trouvé une
excuse quelconque pour refuser. Son fils ainé habitait en banlieue parisienne
et travaillait par intermittence dans un théâtre. Sa femme, comédienne, qui le
tenait sous sa coupe, n’aimait pas sa belle-mère et la méprisait
ouvertement : vous pensez, une femme de ménage ! Quant à sa fille,
elle n’avait plus eu la moindre nouvelle depuis les obsèques de Jean Pierre.
Michelle avait travaillé l’essentiel de sa
vie professionnelle comme femme de ménage. Elle ne s’était arrêtée uniquement
pour la naissance de ses enfants.
Avec Jean Pierre, ils formaient un couple
heureux, sans histoires particulières. Ils allaient une fois par an en vacances
en Bretagne, chez son frère. Ils participaient aux voyages organisés par le CE
de l’entreprise et ils allaient de temps en temps au restaurant, ou plus
exactement, dans une cafeteria du centre commercial. C’était leurs seules
distractions et cette vie modeste leur convenait parfaitement. Ils ne
demandaient rien d’autre que de vivre ensemble et en bonne santé. Encore que
pour la santé, Jean Pierre, du fait de son métier, était malade plus souvent
qu’à son tour : sur les chantiers, le dos, les articulations sont soumis à
rude épreuve.
Jamais, Michelle ne s’était plainte à
quiconque. Question de dignité. Pourtant, son quotidien était de plus en plus
difficile. Il se disait à la radio et à la télé que le coût de la vie
n’augmentait pas. Mais ce n’était pas ce qu’elle constatait quand elle allait
faire ses courses au Lidl à côté de chez elle. Ou quand elle recevait les
factures d’électricité, d’eau ou les charges de son loyer. Manger de la viande
était devenu un luxe et elle qui avait toujours aimé un steak bien saignant,
par la force des choses, devenait végétarienne. La seule petite folie qu’elle
se permettait encore était d’accompagner son fromage d’un verre de Côtes du
Rhône. Mais, là encore, il lui avait fallu diminuer les rations.
Oui, Michelle, jour après jour, était devenue
pauvre. Elle n’aurait jamais pu imaginer que cela aurait pu lui arriver, après
une vie entière à travailler, à élever ses enfants. Et elle se rendait à
l’évidence qu’elle faisait partie maintenant de ces millions de gens qui sont
obligés de demander la charité pour ne pas mourir de faim ou de froid.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, elle se range
bien sagement dans la file de tous ces miséreux qui viennent chercher de quoi
manger aux « Restos du Cœur ».
Brève, novembre 2014.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire