mardi 11 novembre 2014

Michelle

Dans le cadre des "brèves revisitées", un de mes textes publiés par le "barman" du café philosophique et littéraire CALIPSO. Je crois l'avoir déjà écrit, mais vos textes sont les bienvenus dans cet endroit bien sympathique.



C’est la première fois que Michelle va pénétrer dans les locaux des « Restos du Cœur ». A plusieurs reprises, elle était passée devant la vitrine vieillotte, mais elle s’était toujours refusée à en franchir le seuil. Elle se savait pauvre, calculant chaque jour au plus juste, mais elle se disait qu’il y avait certainement des gens bien plus pauvres et qu’elle devait leur laisser la priorité. 

Et puis aussi, sans doute inconsciemment, ressentait-elle cette démarche comme une humiliation supplémentaire. Supplémentaire car elle avait déjà sollicité la mairie et le bureau d’aide sociale et cela ne lui avait pas été facile. Mais les restrictions budgétaires décidées en haut lieu par des gens qui ignoraient ce qu’être pauvre veut dire avaient entrainé une baisse des moyens de la commune, sans compter, humiliation suprême, que tous ces gens haut placés considéraient comme des assistés tous ceux qui tendaient la main pour ne pas mourir de faim ou de froid.

Cela faisant un an et demi qu’elle était veuve. Jean Pierre, son mari, était mort, usé, épuisé par plus de quarante ans passés à travailler comme maçon sur les chantiers. A soixante ans, il avait pu prendre sa retraite, mais après être resté trois longues années au chômage : l’entreprise l’avait licencié au motif que, devenu trop vieux, il coûtait beaucoup trop cher.

La pension de réversion de son mari ajoutée à sa maigre retraite lui permettait de gagner un petit peu plus que le minimum vieillesse. 
Une fois enlevé le loyer de son petit appartement, l’électricité, le petit crédit qu’elle avait souscrit pour l’enterrement de Jean Pierre, il ne lui restait plus grand chose pour vivre décemment.

Elle n’avait jamais osé demander de l’aide à ses deux enfants. De toutes façons, pensait-elle, ils auraient trouvé une excuse quelconque pour refuser. Son fils ainé habitait en banlieue parisienne et travaillait par intermittence dans un théâtre. Sa femme, comédienne, qui le tenait sous sa coupe, n’aimait pas sa belle-mère et la méprisait ouvertement : vous pensez, une femme de ménage ! Quant à sa fille, elle n’avait plus eu la moindre nouvelle depuis les obsèques de Jean Pierre.

Michelle avait travaillé l’essentiel de sa vie professionnelle comme femme de ménage. Elle ne s’était arrêtée uniquement pour la naissance de ses enfants.

Avec Jean Pierre, ils formaient un couple heureux, sans histoires particulières. Ils allaient une fois par an en vacances en Bretagne, chez son frère. Ils participaient aux voyages organisés par le CE de l’entreprise et ils allaient de temps en temps au restaurant, ou plus exactement, dans une cafeteria du centre commercial. C’était leurs seules distractions et cette vie modeste leur convenait parfaitement. Ils ne demandaient rien d’autre que de vivre ensemble et en bonne santé. Encore que pour la santé, Jean Pierre, du fait de son métier, était malade plus souvent qu’à son tour : sur les chantiers, le dos, les articulations sont soumis à rude épreuve.

Jamais, Michelle ne s’était plainte à quiconque. Question de dignité. Pourtant, son quotidien était de plus en plus difficile. Il se disait à la radio et à la télé que le coût de la vie n’augmentait pas. Mais ce n’était pas ce qu’elle constatait quand elle allait faire ses courses au Lidl à côté de chez elle. Ou quand elle recevait les factures d’électricité, d’eau ou les charges de son loyer. Manger de la viande était devenu un luxe et elle qui avait toujours aimé un steak bien saignant, par la force des choses, devenait végétarienne. La seule petite folie qu’elle se permettait encore était d’accompagner son fromage d’un verre de Côtes du Rhône. Mais, là encore, il lui avait fallu diminuer les rations.

Oui, Michelle, jour après jour, était devenue pauvre. Elle n’aurait jamais pu imaginer que cela aurait pu lui arriver, après une vie entière à travailler, à élever ses enfants. Et elle se rendait à l’évidence qu’elle faisait partie maintenant de ces millions de gens qui sont obligés de demander la charité pour ne pas mourir de faim ou de froid.


C’est pour cela qu’aujourd’hui, elle se range bien sagement dans la file de tous ces miséreux qui viennent chercher de quoi manger aux « Restos du Cœur ».

Brève, novembre 2014.
Rapport du Secours Catholique sur la pauvreté croissante des seniors.




pour mémoire, aux éditions Zonaires: www.zonaires.com





de Claude Bachelier: " ANGELE CARTIER"

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